Un
coup de volant, comme un sursaut. Le cri des pneus lui meurtrissait
encore les oreilles... Soixante-cinq ans que Daisy Beauregard
habitait Fair Hope, où elle était née. Quarante ans qu’elle
faisait ses courses à Mobile, dont neuf en conduisant elle-même la
vieille Dodge de son défunt Harry. Et elle avait failli rater la
bretelle ! Décidément vivre avec Laura la ferait tourner en
bourrique. Comme si sa maladie pouvait être contagieuse...
“Elle
l’est, dans un sens. Ma fille est folle, je deviens folle, quoi
d’étonnant ?”
La
masse libérée des futaies abattait ses ombres sauvages sur la route
à peine plus large que la Dodge. L’autoroute Mobile-Pensacola
n’existait déjà plus, n’avait jamais existé. De loin en loin,
les premières feuilles d’automne scintillaient furtivement, comme
des yeux de renard. A chaque voiture en sens inverse, Daisy serrait
le bas-côté – et les dents. Une vieille dame très lasse et cet
énorme break, quel équipage insensé ! Ah, s’il n’était pas
tellement lié au souvenir de Harry....
Harry.
A sa mort, Laura n’avait pas encore “lâché la rampe”. Une
expression de son père : “Ma chérie, ne lâche pas la rampe !”.
Bien qu’elle ne réagît guère, les Beauregard croyaient leur
fille en voie de guérison ; et pendant ses insomnies, lorsqu’elle
accompagnait encore et encore au cimetière le minuscule cercueil de
Lizzie, Daisy remerciait Dieu d’avoir permis à Laura de traverser
le drame sans vraiment s’en apercevoir.
Puis
Harry emporté par cette maudite attaque. A nouveau une saignée
fraîchement ouverte dans la terre noire, jusque sous les pas de
Daisy qui titubait au bras du vide. Une amputation, une agonie : seul
celui qui reste sait vraiment ce que signifie mourir.
Les
années de solitude. Daisy suspendue au retour de sa fille. Enfin,
les psychiatres avaient relâché Laura, officiellement guérie.
Assez, en tout cas, pour réaliser... Et l’enfer avait
commencé.
Fair Hope. Les alignements au cordeau de demeures à
colonnades blanches, l’avenue de pelouses et de sycomores qui
conduisait à “Green Lodge”. Personne sur le perron. Dans la
cuisine, un large sourire prolongé d’un tablier à tournesols - le
préféré de la vieille Marge :
-
Tout s’est bien passé, ma’ame Beauregard. Elle dort, pauvre
petite. Bon, je m’en vais ; pour le dîner, je vous ai préparé
des filets de catfish avec du maïs, et une tarte aux noix de
pécan.
-
Merci, Marge. A lundi !
Green
Lodge avait été construite en 1853 pour l’arrière-grand-mère de
Daisy. Génération après génération, elle restait une maison
maternelle, pour ne pas dire matriarcale ; même Harry, si attentif à
en réparer les moindres égratignures, y avait pendant trente-sept
ans fait figure de prince consort. En gravissant l’escalier qui
menait aux chambres, Daisy tenait la main de sa plus vieille amie :
la rampe de chêne irradiait une chaleur, une douceur presque
humaines. Sans cet encouragement, comment affronter la suite ?
A
l’intérieur de la chambre, la moiteur oppressante d’une tanière.
Relent de sueur médicamenteuse. Dans le désordre du lit, la
silhouette de Laura, une jambe repliée contre sa poitrine : un
échassier horizontal, guettant du fond de son caveau barbiturique
l’aube de la résurrection. Sur la table de nuit, la forêt des
boîtes et des tubes. Ah ! Cette envie de tout flanquer aux ordures !
Un jour, Daisy l’avait fait. Et lorsque Laura s’était
réveillée...
Sa
folle orbite d’un mur à l’autre. Tous les meubles sur son
chemin, elle semblait s’y meutrir exprès, pour en finir ; tombait
en expulsant des giclées de cris difformes... Puis les convulsions,
les râles. Courant chercher la poubelle, sa mère l’avait répandue
en vrac, fourrageant comme un raton-laveur à la recherche du Valium.
Plus tard, tandis que Laura assommée ronflait comme une pocharde,
elle était restée assise sur le plancher de la chambre, laissant
couler ses larmes. Des heures, la nuit entière. Pourquoi elle,
pourquoi sa petite fille ? Dieu n’aurait jamais dû permettre une
chose pareille.
Machinalement, Daisy tâta le poignet de sa fille, lui
souleva une paupière. Elle craignait toujours l’overdose. Mettre
les comprimés sous clef ? Laura aurait piqué une crise. Sans
compter que... Avec une honnêteté déchirante, sa mère avait osé
s’interroger : au fond d’elle-même, n’était-elle pas tentée
de s’en remettre au sort - de s’en remettre à Laura elle-même ?
Le
découragement, fatale blessure. Oui, parfois Daisy suffoquait
d’impuissance. Et sa fille ? Lui restait-il la moindre raison de
“tenir la rampe” ? En évoquant l’instant où Harry et elle
s’étaient précipités à son chevet, juste après la naissance de
son bébé mort-né, Daisy sentait la glace l’envahir. Une chambre
à petits bouquets, si méticuleusement rangée qu’elle semblait
inoccupée. Le berceau de plexiglas au drap plus lisse que du marbre.
Sur une chaise de visiteur, Laura levant sur ses parents un regard
accusateur. A phrases sèches, comme préparées :
-
Pourquoi m’avoir caché que je suis la fille de Bugsy Siegel ?
Comme
Harry décomposé esquissait un pas vers elle, un médecin avait fait
irruption :
-
Tout va bien, je vous assure. Je vous en prie, suivez-moi...
De
l’autre côté de la porte dont ils refusaient de s’éloigner,
premier service sur la psychose puerpuérale, nappé d’une promesse
de guérison rapide : “de nos jours, le traitement est
parfaitement maîtrisé”. On leur avait repassé ce plat-là
bien de fois, depuis. De plus en plus froid, de plus en plus amer.
Impossible de digérer ça.
Pendant
des mois, Laura avait été la fille de Bugsy Siegel. Transférée en
psychiatrie, elle avait subi tant de traitements que Daisy avait fini
par accuser le chef de clinique de la transformer en cobaye. Puis, un
an après le décès de Harry, quand plus personne n’y croyait, le
miracle s’était produit : elle était redevenue Laura, presque
entièrement sevrée de son cocon chimique. Retour à l’appartement
conjugal tapissé de bribes du passé - et meublé du sourire
contraint d’un mari acclimaté au célibat. Rien ne pouvait plus
empêcher la jeune femme de se souvenir de Lizzie. Ni de découvrir
que son père était mort... Et qu’elle-même l’était aussi, ou
tout comme, aux yeux de son époux.
Huit
ans après, Daisy ruminait toujours ce qu’elle aurait plaisir à
faire si Charles venait à croiser son chemin. Bien sûr, on ne
pouvait le nier : il avait enduré avec tout le dévouement possible
les deux dernières années de leur mariage ; à sa place, n’importe
quel saint aurait également quitté sa femme, l’aurait tuée
peut-être... En bon lâche pétri de principes, Charles avait choisi
le divorce.
Un
autre homme. Voilà ce qu’il aurait fallu à Laura... Un homme
énergique et positif, qui l’aurait bercée ou secouée selon le
besoin - un anti-Charles, quoi !
Le
plus rageant, c’est que cet individu-là existait bel et bien : il
s’appelait Michael Shannon.
C’était
la semaine de Noël. Laura traversait l’une de ces périodes que sa
mère avait pris l’odieuse habitude d’appeler “rémission”. A
lui seul, le mot enfermait la jeune femme dans l’insurmontable :
son espoir de normalité se bornait aux “rémissions” ;
impossible d’oublier la limace, la chose noire et froide qui
dormait en elle... Malgré tout, chaque accalmie constituait un
miracle, dont elle profitait avidement.
Dans
l’hypermarché où elle faisait ses courses, des guirlandes
colonisaient murs et plafonds comme les mousses flottantes des chênes
de Virginie. Mais les mousses dégageaient une poignante tristesse,
alors que là... Emerveillée, Laura errait d’allée en allée.
Sous ses paumes, la barre du caddy devenait la proue d’un traîneau
; elle avait cinq ans, son père l’emmenait faire sa première
promenade dans la neige. Au coeur d’une valse de flocons, le rire
enfantin de Laura se déroulait comme une écharpe de mohair et
s’envolait, s’envolait sans fin...
-
Attention à la branche !
Elle
faillit tomber du traîneau - qui s’évanouit du même coup : elle
était chez Delchamp, poussant son chariot à demi-plein, la liste
d’achats coincée dans le bracelet de sa montre.
L’homme
repoussa le feston vert sapin qui pendait d’une tête de gondole :
-
Permettez-moi de prendre les rênes : vous avez les mains gelées. Où
sont vos gants ? Il ne faut jamais oublier ses gants quand on fait
une balade sous la neige.
L’inconnu
avait empoigné le caddy et le pilotait avec de petits claquements de
langue. Comment avait-il deviné ?... Laura leva les yeux. Elle était
presque certaine de n’avoir jamais vu ce regard outremer ; pourtant
l’homme s’adressait à elle comme s’ils se connaissaient déjà
- mieux : comme s’ils avaient un passé commun, source de chaude
complicité. Elle se jeta à l’eau :
-
Vous habitez Fair Hope ?
-
Mobile.
-
Ex... excusez-moi. Je pensais que nous avions peut-être fréquenté
la même école.
-
Oooh, Etincelle ! cria-t-il au cheval invisible, en garant le chariot
le long d’un rayonnage. Je m’abstiendrai de vous dire que si
c’était le cas, je ne vous aurais pas oubliée : ça sent beaucoup
trop la manoeuvre... Et cependant, si c’était le cas, je ne vous
aurais pas oubliée.
A
sa propre surprise, Laura égrena un rire. Il poursuivit :
-
Je m’appelle Michael Shannon. Notez bien que je vous livre mon
patronyme intégral ! Si l’on en croit le Lady’s Home Journal,
les séducteurs mal intentionnés dévoilent seulement leur prénom.
Elle
rit encore. C’était bon - plus encore que les guirlandes, que la
promenade en traîneau...
-
Vous êtes journaliste au Lady’s, monsieur Shannon ? Non ?...
Pas lecteur, tout de même ?
-
Ma secrétaire y est accro. Elle élabore des digests pour m’édifier.
-
Moi, je le suis.
-
Secrétaire ? Accro ? Edifiée ?
-
Journaliste. Enfin… Je l’ai été.
- Moi, j’appartiens à la sale espèce des
chefs d’entreprise. (Il s’inclina) : Mobilitair. Compagnie
spécialisée dans le voyage d’affaires. Ça ne vous dit rien ? Je
tirerai les oreilles de mon agent de publicité !... Dites-moi, vous
venez souvent ici ?
-
Eh bien... de temps en temps.
-
Je vous guetterai tous les jours. A bientôt !
Et
il s’éloigna à grandes enjambées.
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