Depuis
que je hante la blogosphère littéraire, je vois des
blogueurs, souvent jeunes (mais pas toujours) s'extasier devant un
nouvel ouvrage en le qualifiant de « génial ». Bon,
le mot signifie maintenant « c'est excellent, j'ai adoré »
(encore un verbe qui a dérivé bien loin de son sens originel).
Tout de même, cela m'inspire une petite réflexion mélancolique
sur la différence entre l'art et l'artisanat - en matière
littéraire, car pour le reste je suis incompétente.
On
parle souvent d'alchimie pour l'art d'écrire, or l'alchimie était
un long processus de laboratoire fondé sur le savoir et la
dextérité. Le hasard conduisait à l'échec. Tels les inventeurs,
les meilleurs alchimistes recombinaient le fruit de leurs expériences
et testaient des voies inédites, mais toujours méthodiquement,
comme un artisan s'aventure dans de nouvelles techniques, de
nouvelles approches esthétiques. Et là, nous frôlons peut-être
l'art - mais l'art procède d'une inspiration indépendante de tout
travail, quand l'artisanat, même créatif, repose sur un
savoir-faire.
L'art,
c'est le don de faire éclore des phrases qui touchent les sens,
l'esprit, le cœur et l'âme. On peut évoquer un art de la formule, des « trouvailles », du style au sens artistique du terme -
celui qui revisite la langue pour mieux véhiculer l'idée ou
l'émotion. Bien au-delà de la simple créativité, ce résultat
naît d'un élan qui coule de source, même quand la mise en forme
exige du labeur comme en peinture, sculpture ou musique.
Dans ses formes les plus irrésistibles, cet élan - l'inspiration - mérite le nom de génie. Rimbaud était un génie. Il avait le
don de faire comprendre et ressentir des choses nouvelles et
bouleversantes, rien qu'en jetant au vent une coulée de mots qui
s'agençaient avec autant de naturel que d'évidence.
Nous
sommes bien loin de cela s'agissant de « best-sellers »
et plus généralement, de livres dits « grand public ».
Là, il n'est pas question d'art, encore moins de génie, mais de la
réalisation industrielle de produits de grande consommation.
Dans
les pays anglo-saxons, on apprend dès le collège à « fabriquer »
un livre-produit. En France, pays d'Art par tradition, c'est plus
souvent le fruit du cheminement personnel d'un auteur soucieux
d'efficacité.
En tant qu'auteur qui s'est donné beaucoup de mal pour réécrire son dernier roman dans une forme plus ludique, j'apprécie que l'on respecte ce savoir-faire. D'autant plus que la production estampillée « art littéraire » ne m'inspire plus le même enthousiasme que du temps des Boris Vian, Albert Cohen ou Jean Anouilh (pour ne citer que quelques auteurs parmi tous ceux véritablement géniaux). J'avoue même que le plus souvent, elle me paraît limitée aux élucubrations auto-satisfaites d'une « élite » germanopratine repliée sur son nombril, les uns encensant les autres en un cercle qui n'est pas sans rappeler d'autres pratiques de la même faune. Pas de quoi foncer chez le libraire.
Mais
l'édition numérique et le web aidant, les petits éditeurs
indépendants se multiplient, et la grande édition elle-même
s'empresse avec raison de briguer les faveurs des lecteurs plutôt
que de l'intelligentsia parisienne.
La confection de l'immense
majorité des livres est désormais une alchimie au sens artisanal du
terme : un patient processus de mise en œuvre qui exige à la
fois un bagage de connaissances pratiques, le respect des règles de
construction et d'écriture, et souvent de la créativité - même si
certains excellents romans se contentent d'appliquer méthodiquement
une recette éprouvée.
Le
style approprié est l'absence de style-art, c'est-à-dire un langage
fluide, simplifié, sans la moindre fantaisie risquant de vous
distraire ou vous déconcerter. Le plan est essentiel, car un
suspense bien distillé permet d'entraîner le lecteur à courir de
page en page - sans trop se poser de questions : la complexité
de l'existence provoque un appétit exponentiel pour des ouvrages à
gober sans effort.
Je suis tombée des nues quand j'ai vu pour la
première fois des blogueurs déclarer qu'ils lisaient « pour
se vider la tête ». Moi qui m'obstinais à lire pour me la
remplir ! Je n'adhère pas aux livres creux, ils m'ennuient quel
que soit leur rythme ou leur adresse. Mais je comprends la mode
actuelle (en phase avec une époque de malbouffe et de malculture) des romans vite
concoctés, prédigérés, pas dérangeants. Le livre
devient une évasion au Club Med sans complications superflues, et
les éditeurs une agence de voyage, vendant des parenthèses dans
une réalité morose. Je suis sans doute un peu folle et
outrancièrement optimiste de préférer partir à l'aventure, en
m'invitant chez l'habitant...
Toutefois
je me calme en vieillissant, et me tourne de plus en plus vers le plaisant dépaysement de la littérature fantastique, fût-elle
« jeunesse ». J'ai dévoré Harry Potter - un travail
remarquable, même si je préfère l'engagement philosophique de Pullman ou
l'expertise diplomatico-géopolitique de Robert Jordan.
Alors, oui
aux produits-livres ! Mais des produits pertinents, de qualité,
et dont on n'aura pas oublié le contenu dès la sortie médiatique
d'un nouveau best-seller éphémère.
Et surtout, de grâce, que l'on
fasse bien la distinction entre production de masse et Art. Sinon,
alors que les nouvelles technologies permettent enfin l'avènement
d'une infinité d'auteurs pour tous les goûts, y compris les plus rares,
le niveau d'exigence baissera si fort que plus personne ne saura
apprécier la littérature en tant qu'art, ni même en tant
qu'artisanat de qualité. Et pour espérer être lus, tous les
auteurs se verront acculés à l'obligation sans fin de faire de la copie
bas-de-gamme plutôt que de développer leur propre singularité. Car
l'art aussi bien que le bon artisanat, c'est aussi cela : le chant de la
singularité...
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