En commentaire de mon roman Autant en emporte le chergui, le chroniqueur Didier Betmalle s'est récemment livré à une analyse de mon écriture. Effet collatéral : voilà que ressurgit au premier plan de mes ruminations, accompagnée d'une pluie de feuilles d'automne, une réflexion lancinante sur l'évolution de la littérature.
Au-delà
de la sempiternelle classification par genres ou par courants, je dirais que le roman peut relever de deux types distincts et même opposés :
la littérature de tension,
à laquelle on peut rattacher aussi le théâtre, et la
littérature d'impressions, à laquelle se rattache également
la poésie.
L'on
pourrait aussi bien parler de
« romans de situation »
et de « romans de vie ».
Le
roman de vie s'attache à faire ressentir au lecteur les émotions et
réflexions liées à la condition humaine : la beauté de la
nature ou des êtres, toute la gamme de nos émotions affectives, le
fait de grandir et de vieillir, le deuil, la solitude ou au contraire
la vie à deux, la maternité ou paternité, la complexité des rapports
humains, le sentiment de notre finitude, etc.
Le
lecteur doit en ressortir durablement marqué. Il doit avoir
l'impression d'avoir été immergé dans un raccourci de l'existence
elle-même, sous une forme saisissante ou bouleversante.
Dans
ce type de littérature, le style contribue fortement à susciter
l'émotion. Il est souvent poétique.
Les descriptions sont fréquentes et soignées.
Les descriptions sont fréquentes et soignées.
La psychologie des personnages revêt beaucoup d'importance. L'ouvrage est souvent émaillé de réflexions émanant des personnages ou du narrateur ; il s'en dégage une philosphie, ou du moins une vision de l'existence.
L'histoire
elle-même n'est parfois qu'un prétexte, pourvu qu'elle soit captivante et bien menée.
Elle comporte souvent des éléments tragiques qui influent sur le destin des personnages : guerres, deuils, blessures sentimentales, drames familiaux, luttes pour la survie...
L'aspect documentaire n'est pas rare, et l'on sent en filigrane le souci « d'apporter quelque chose au lecteur ».
Foisonnante et multi-thèmes, cette forme de littérature impressionne le grand public (au sens original de « marquer, imprimer ») moins par cette diversité que par sa puissante évocation d'un « fonds commun d'humanité ».
Elle comporte souvent des éléments tragiques qui influent sur le destin des personnages : guerres, deuils, blessures sentimentales, drames familiaux, luttes pour la survie...
L'aspect documentaire n'est pas rare, et l'on sent en filigrane le souci « d'apporter quelque chose au lecteur ».
Foisonnante et multi-thèmes, cette forme de littérature impressionne le grand public (au sens original de « marquer, imprimer ») moins par cette diversité que par sa puissante évocation d'un « fonds commun d'humanité ».
Autant
en emporte le vent est une illustration célèbre du roman de
vie ; Poussière, de Rosamond Lehmann, en est une autre,
presque oubliée de nos jours. Cependant, on peut dire que la plupart
des romans publiés jusqu'au dernier tiers du XXe siècle
appartiennent à cette catégorie, traitée par les romancières anglo-saxonnes avec une profondeur et
une poésie bien particulières.
Les
femmes se sont d'ailleurs illustrées dans le roman de vie, même si
les hommes n'y ont pas démérité (comme Albert Cohen avec Belle
du Seigneur ou Michel Déon avec Les poneys sauvages...). Je
songe en particulier à Christine de Rivoyre, injustement méconnue
de la nouvelle génération, avec son délicieusement
extravagant La Mandarine,
ou Le petit
matin, plus sombre.
Le
roman de situation, quant à lui, raconte une histoire avec pour seul
objectif de mettre le lecteur en état de d'attente, de
manque, d'angoisse. Cet inconfort a ses délices, nous le verrons
plus loin. Mais le soulagement suprême, l'acmé, c'est le
dénouement ; le lecteur y court tout droit, parfois au prix
d'une nuit blanche.
Pour
obtenir un tel effet, la littérature de tension utilise des recettes connues :
- intrigue à suspense (les héros sont placés dans une situation d'aventure/de péril/de quête/d'enquête...) ;
- nombreux rebondissements allant crescendo (les héros rencontrent des obstacles, doivent échapper à des dangers ou résoudre des énigmes...), avec si possible des « cliffhangers » (chapitres ou tomes s'achevant sur un fort suspense) ;
- rythme rapide ;
- écriture minimaliste, sans fioritures ni effets de style ;
- descriptions et psychologie réduits au minimum, sauf si la psychologie des personnages apporte une dimension essentielle au suspense (cas du polar et du thriller psychologique) ;
évitement soigneux de tout élément qui ne soit pas « grand public » et calibré pour ne déranger ni déconcerter personne ; bref pour plaire à tout le monde, ou du moins ne pas déplaire. Ce qui suppose de ne pas s'écarter si peu que ce soit du droit fil de l'intrigue, et d'éviter les sujets polémiques ou simplement non consensuels.
Des
recettes connues, disais-je ; car elles sont appliquées de façon industrielle, et donnent lieu à l'immense
majorité des romans à succès d'aujourd'hui.
Essentiellement
masculin (sauf pour la romance et le polar, où règnent nombre de romancières,
surtout dans le monde anglo-saxon), le roman de situation est très
« vendeur » et facilement adaptable à l'écran ; il
domine donc le paysage.
On enseigne ses recettes de fabrication dans les universités américaines et les ateliers d'écriture. De nombreux scénaristes, dont le métier implique une parfaite maîtrise des ingrédients de la littérature de tension, s'y sont adonnés avec succès. On pense bien sûr à Robert Jordan et George R. R. Martins.
On enseigne ses recettes de fabrication dans les universités américaines et les ateliers d'écriture. De nombreux scénaristes, dont le métier implique une parfaite maîtrise des ingrédients de la littérature de tension, s'y sont adonnés avec succès. On pense bien sûr à Robert Jordan et George R. R. Martins.
(Avec
une nuance pour Jordan, passé de Conan
le Barbare à La
Roue du Temps, saga
beaucoup plus fouillée qu'un roman de situation classique, sur le
plan des descriptions et de la psychologie.)

Il
y a des exceptions. Je citerai une fois de plus Autant en emporte le
vent, que l'on classerait aujourd'hui comme romance, et qui n'en est
pas moins un monumental roman de vie, tissé d'émotions et de
réflexions sur la condition féminine, entre autres sujets abordés.
Par ailleurs, l'on rencontre des romans de tension écrits dans un style hors du commun.
Prudence concernant les œuvres traduites : le style du traducteur peut conférer un ton
« littéraire » absent de l'original.
Ce
fut le cas pour les romans d'espionnage de John Le Carré, dont les
premières traductions étaient remarquablement écrites, ou les
premiers tomes du Trône
de fer traduit par
l'excellent Jean Sola, très vite récusé par les lecteurs au profit
d'un traduction dite « efficace », c'est-à-dire d'une platitude sans
faille.
Je songerais plutôt aux romans et nouvelles de Theodore Sturgeon ;
certes, la traduction peut fausser l'impression du lecteur, mais le
style de Sturgeon a fait l'objet de vifs éloges.
Néanmoins, mieux
vaut citer en exemple des romans français, comme les
polars de Boileau-Narcejac, Sébastien Japrisot ou Hubert Monteilhet.
À
ce stade, vous avez compris que la littérature de tension est en
bonne voie de dominer le monde. Littérature populaire, ce qui n'a
rien d'infamant, elle tend à se faire « populiste » en
visant à séduire des foules toujours plus grandes, dans un objectif
purement commercial.

À
travers ces injonctions, transparaît le but du roman de tension : il ne s'agit pas le moins du monde de chercher la performance
littéraire, ni d'établir avec le lecteur une communion esthétique
et/ou affective, ni de lui inspirer des réflexions, encore moins de
lui apporter de nouvelles connaissances ; mais avant tout de le
drainer ventre à terre vers le mot « Fin », en lui infusant l'émotion la plus négative qui soit :
l'anxiété.
Qu'il
s'agisse de terreur pure ou d'une tension romantique du genre « Althéa
réussira-t-elle à se faire aimer du beau Fabrizzio ? »,
le roman de tension joue sur la frustration du lecteur et son attente
angoissée de ce qu'il va bien pouvoir se passer.
La
plupart du temps, le lecteur le sait d'avance ; rares sont les romans de
situation qui se risquent à une fin traumatisante pour leur public.
Ce dernier le sait, mais il veut
se prendre au jeu. Pourquoi donc ?

Bien entendu, l'industrie
du livre exploite ce phénomène pour écouler en masse des
ouvrages faciles à rédiger à la chaîne, qui se vendent comme des petits pains et
se lisent en accéléré, conduisant au galop vers l'achat suivant.
Il faut qu'un livre soit simple, économique, addictif. Ça tombe
bien, c'est beaucoup plus facile à réaliser qu'un chef-d'œuvre littéraire !
C'est
ainsi qu'on en arrive à ce regrettable état de fait : la
grande édition pousse à la roue pour publier avant tout des romans
« grand public », quitte à retailler des tapuscrits de
bonne qualité littéraire pour leur appliquer les règles d'or du
roman de situation. Pas parce que ce dernier est « meilleur » ;
parce qu'il se vend infiniment mieux.
L'essor
de l'autoédition aggrave le phénomène. Influencés par la
littérature de tension qui les environne, dont ils ont été
nourris, qui les a imprégnés de sensations fortes, et qui ressemble
beaucoup à une autre référence culturelle très addictive : le
film d'action, les auteurs de moins de quarante ans s'appliquent à
en reproduire les recettes. Ils sont confortés dans cette voie par
la réaction des lecteurs, qui plébiscite à peu près n'importe
quelle histoire de cette catégorie. Non-non, je ne vise aucun ouvrage...
Mieux vaut illustrer mon propos par un exemple
personnel.
J'avais remarqué en début d'année un auteur fort doué, qui, malgré son style très littéraire, ne fait pas mystère de sa vénération pour « le King » (pas Elvis, ni Kong, bien entendu).
J'avais remarqué en début d'année un auteur fort doué, qui, malgré son style très littéraire, ne fait pas mystère de sa vénération pour « le King » (pas Elvis, ni Kong, bien entendu).

Voilà
donc un auteur nourri aux écrivains classiques, mais qui, influencé
par un célèbre spécialiste du roman de
situation, considère comme malvenus toute digression documentaire ou
descriptive, et tout contenu étranger à ses goûts
personnels.
Autrement
dit, certaines des caractéristiques du roman de vie !
Cette
anecdote nous montre à quel point le diktat du roman de situation
est en train d'amputer la littérature d'une partie de son contenu.
Celle qui, à mon humble avis, est la plus lourde de sens, la plus
« nourrissante » pour les lecteurs ; mais sans doute
suis-je partiale – manière polie de signifier que je ne
veux offenser personne. :-)
Plus
sérieusement, je n'ai pas pour but d'opposer une littérature
« noble » à une littérature « facile ». Ma
seule intention était de rappeler un constat irréfutable : de
nos jours, les lecteurs plébiscitent le roman de
situation.
Voilà qui adresse aux auteurs un avertissement à ne pas négliger :
● soit ils soumettent à un lectorat restreint et exigeant des œuvres dont ils auront soigné la qualité littéraire ;
● soit ils tiennent compte de la tendance et calibrent leurs écrits selon les critères du roman de tension, tout en sachant bien qu'ils seront confrontés à une très forte concurrence. Un facteur à ne pas perdre de vue, même si certains succès dans ce type de littérature peuvent vous donner à rêver !
Moralité : quel que soit votre choix, n'espérez pas un succès immérité (sauf accident, mais ces réussites-là ne sont guère durables). Appliquez-vous plutôt à rendre une copie aussi longuement travaillée que nécessaire, et dont vous aurez tout lieu d'être contents...
Voilà qui adresse aux auteurs un avertissement à ne pas négliger :
● soit ils soumettent à un lectorat restreint et exigeant des œuvres dont ils auront soigné la qualité littéraire ;
● soit ils tiennent compte de la tendance et calibrent leurs écrits selon les critères du roman de tension, tout en sachant bien qu'ils seront confrontés à une très forte concurrence. Un facteur à ne pas perdre de vue, même si certains succès dans ce type de littérature peuvent vous donner à rêver !
Moralité : quel que soit votre choix, n'espérez pas un succès immérité (sauf accident, mais ces réussites-là ne sont guère durables). Appliquez-vous plutôt à rendre une copie aussi longuement travaillée que nécessaire, et dont vous aurez tout lieu d'être contents...

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