Transfuge de
l'édition tradi, j'ai coutume de me proclamer très heureuse de mon
sort d'auteur désormais libre.
Oui, mais je suis
aussi profondément frustrée.
Alors je me pose
la question – et puisqu'on me dit généreuse, je vous en
fais profiter 😜:
Le vrai bonheur
existe-t-il pour les auteurs indépendants, c'est-à-dire
autoédités ?
Pour commencer,
mettons les choses au point : l'édition tradi ne rend pas plus
heureux. Demandez donc à Nila Kazar !
Petit rappel à l'intention de ceux qui n'ont pas lu nos billets sur le sujet :
Le processus de
sélection, d'une longueur décourageante, ne repose pas sur des
critères universels et parfaits. Les nécessités d'ordre
commercial, la ligne éditoriale des collections, des motifs
stratégiques, des règlements de compte ou au contraire des
alliances ou des préférences, et bien sûr l'humeur des membres des
comités de lecture (qui ne sont pas composés de dieux de l'Olympe,
mais d'être humains avec leur lot de migraines, d'a priori et même de pulsions misanthropiques), interfèrent sur les choix d'édition, voire
les motivent dès le départ.
Aucune décision
ne vous appartient plus – pas seulement concernant la couverture, mais
même quant au contenu. Vous vous retrouvez assujetti aux décisions de
tiers qui, certes, ont de l'expérience, mais pas forcément raison.
Le fait qu'ils ont
sélectionné votre « bébé » ne signifie pas
qu'ils partagent à cent pour cent votre point de vue à son sujet.
Ils ont leurs propres attentes, fantasmes et connaissance du marché.
La plupart du temps, ils vous feront modifier votre ouvrage de façon
plus ou moins importante ; souvent, ils le feront même réécrire par un
tiers (comme votre humble servante).
Après quoi l'on
vous dira qui rencontrer, à quelle séance de dédicaces vous
rendre, à quel salon. Pas question de vous dérober ; vous
êtes en représentation, et soyons clairs : c'est « la
maison » que vous représentez, bien avant vous-même. Gare aux
impairs.
Bref, vous aurez perdu votre « autodétermination ». Or, ce mot qui préoccupe si fort les peuples et les nations préoccupe aussi les auteurs, sans quoi l'autoédition n'aurait pas le vent en poupe – y compris chez les « élus » de l'édition.
Enfin, sauf exception,
ne croyez pas que votre livre sera affiché dans le métro, ni que
vous serez exposé en librairie le temps nécessaire pour vous y faire de fidèles
lecteurs. Le turn-over est endiablé, et 3 semaines d'exposition (le plus souvent en bas de rayon) représentent un bon score. Au final, vous
aurez le plus souvent vendu bien peu de livres. Moyenne nationale :
300 exemplaires. Vous pourrez peut-être vous targuer d'être un
auteur édité, mais vous resterez un inconnu. Alors… tout ça pour ça ?
J'ai déjà exprimé à maintes reprises ce qui précède, ce n'est pas nouveau et ce n'est même pas le fond du problème. Car, soyons objectifs, l'édition tradi ne rend (normalement) pas malheureux non plus.
Il y a de – rares – auteurs qui sortent vraiment de l'ombre grâce à elle. Et la
publication de livres, c'est un peu comme le loto ; beaucoup
d'auteurs s'y lancent en espérant être l'exception statistique, le
numéro gagnant. Alors ce n'est pas moi qui voudrais vous empêcher
de rêver : la chance vous sourira peut-être.
En outre, la
tutelle d'un éditeur, père et mère à la fois – c'est très freudien, le rapport auteur-éditeur, je vous préviens – a d'autres avantages, et heureusement : elle vous décharge des décisions
stratégiques, des tâches techniques et administratives ; une équipe vous soutient, vous conseille (qui n'a besoin de progresser ? En
écriture, on évolue à tout âge), vous raisonne, vous présente à des contacts utiles ; c'est la meilleure option quand on est
sujet aux états d'âme, ou quand on redoute l'isolement.
Hypersensibles par nature et souvent assez imperméables aux
contigences pratiques, les auteurs peuvent s'en trouver extrêmement
bien. À condition de choisir un « bon » éditeur et
d'être choisi par lui, ce qui nous ramènerait à d'autres débats.
Revenons au sujet
du jour : heureux ou frustré, l'auteur indé ?
L'autoédition
entraîne rarement des tirages record (cela arrive néanmoins, et
parions que 100 % de ces best-sellers n'auraient été retenus
par aucune maison d'édition).
En ce qui me
concerne, le problème ne se situe pas réellement au niveau des
ventes, même si, comme l'immense majorité des indés, j'écoule fort
peu d'exemplaires. J'en suis bien marrie, parce que je vis désormais
sur le montant indécent de l'allocation adulte handicapé, mais
c'est ainsi ; et comme beaucoup d'auteurs, je me sens incapable de
pratiquer l'intensif labeur/labour permanent auprès des groupes facebook,
blogueurs, médias, libraires et salons, nécessaire pour que germe et prospère la réputation d'un indé. Mon état de santé n'est pas seul en cause : j'aurais l'impression de harceler tout ce monde, et
le fatalisme l'emporte.
L'autoédition me
permet d'être libre et d'écrire ce que je veux, et ça, cela n'a
pas de prix. Sur ce plan-là, je suis donc follement heureuse.
J'espère qu'il en est de même pour la plupart d'entre vous.
Si les autres veulent bien me permettre un conseil : oubliez le nombre
de livres vendus. La vie est courte et l'on ne sait jamais ce que le
lendemain vous réserve. Le succès viendra, ou pas ; s'il
vient, ce sera en partie grâce à quelque chose qui se ressent très bien dans
un livre : la joie d'écrire ; s'il ne vient pas, au moins
aurez-vous savouré cette joie en toute liberté.
Sans compter que
le grand pied de l'auteur indé, tous vous le diront, c'est le
contact direct et sans contraintes avec ses lecteurs. Ils commentent,
un échange s'instaure, des liens se créent… Le nirvana !
Sur ce plan, le
nombre de ventes joue tout de même un certain rôle. Un auteur
invisible n'a pas de lecteurs : autant (oui, j'emploie
volontairement cette graphie prônée par d'illustres experts, même
si d'autres, et l'Académie, ont tranché en faveur d'« au
temps ») autant, disais-je, pour le délice des avis positifs et la joie des
échanges.
Il y a cependant
des auteurs indés qui vendent à tout va, et certains ont l'honneur
d'avoir un fan-club. C'est là, chers ami(e)s, qu'intervient ma frustration. Non parce que je n'ai pas de fan-club ; j'ai des amis facebook,
auteurs, blogueurs et autres livrolâtres : c'est pareil.
Ah mais, le problème
réside dans le « c'est pareil ».
Car le grand
avantage d'avoir un éditeur (un bon, encore une fois), c'est que
vous trouvez, en lui-même et en son équipe, d'inestimables interlocuteurs.
Ils vous comprennent, vous apprécient sans flagornerie, analysent votre œuvre, en parlent avec
compétence, la font évaluer par des critiques professionnels qui, même s'ils ne
sont plus ce qu'ils étaient (comme je le déplore dans d'autres
billets), savent encore disséquer un texte et en distinguer les
moindres rouages.
Pour l'ego fragile de l'auteur, tout ce travail
sur ses écrits peut être un encens bienvenu, mais aussi bien, une belle gifle. Le plus souvent, il s'agit d'une douche écossaise : chaud-froid-chaud, etc.
Et c'est là tout l'intérêt. Être compris,
mais aussi recadré. Discerner, à travers une foule d'avis éclairés,
la façon dont vos idées sont perçues, et déterminer si la forme
choisie fonctionne ou non. C'est ainsi que l'on apprend ou
perfectionne son métier d'auteur – son art d'écrire, si
l'on ne veut pas parler de métier.
En tant qu'indé,
l'on ne bénéficie pas, ou guère, de cet entourage fécond.
Un blogueur
littéraire est rarement un expert en littérature ; certains
auteurs leur reprochent de donner cependant leur avis, et c'est
absurde autant qu'injuste.
Les avis des blogueurs sont des avis de
lecteurs, il faut bien en être conscient. Ils ne sont pas obligés
de faire ce qu'ils font, seule la passion de la lecture les motive.
Leurs chroniques disent s'ils ont aimé ou non, et livrent des
ressentis ; ils sont dans leur rôle, celui du témoignage et
non de l'analyse.
Même si certains sont brillants et sagaces, les blog'litt ne sont donc pas des critiques
littéraires, et cela ne les empêche pas de nous être infiniment précieux. Un auteur autoédité n'a guère d'autre moyen
d'être évalué et de se faire connaître.
Il y a aussi, bien
entendu, les commentaires de ses pairs. Mais là, le problème est le
même : le plus souvent, eux aussi sont des amateurs. Et ils ont
bien autre chose à faire, s'ils veulent sortir de l'ombre, que de se
livrer à une analyse en règle des écrits d'autrui.
Il y a des exceptions. Un auteur indé de
talent, Didier Betmalle, s'est fait connaître à travers de fins
commentaires sur les livres de ses petits camarades : bravo et
merci à lui. D'autres auteurs se fendent d'avis qui vont
au-delà du simple espoir d'échange de politesses, et argumentent leur commentaire avec brio. Il n'empêche que par rapport aux lecteurs-chroniqueurs, ils ont d'autres chats à fouetter, et qu'il peut être délicat de
recevoir des commentaires si, pour une raison ou une autre, l'on ne
peut pas lire et commenter en retour.
De mon côté, je chronique peu, en m'efforçant de le faire plus ou moins à la manière d'un critique littéraire. C'est d'ailleurs en partie pour cela que mes chroniques sont rares : cet exercice est chronophage, énergivore et exige un engagement qui va très au-delà du commentaire poli : on émet un jugement, on l'argumente, il faut peser chaque mot et même ainsi, cela peut déplaire.
Quant aux
lecteurs en tant que tels, ils sont prisonniers de notre époque :
tout va très vite, le temps manque, le stress règne, les
contraintes sont légion, compensées par un déferlement de
distractions faciles et addictives ; alors on avale une histoire
quand on le peut, dans le meilleur des cas on parcourt en diagonale
le profil de l'auteur, on zappe nécessairement la plupart de ses
déclarations, et ensuite on like, ou quand on est vraiment sympa, on
lâche un avis plus ou moins bref.
Résultat : seulement 1 ou 2 % des lectures se soldent
par un commentaire. Pour compléter ce tableau, n'oublions pas que
plus de 85 % du lectorat est féminin – et les femmes, il faut bien
le dire, sont dans l'ensemble encore plus multitâches et surbookées que les hommes.
Aussi, lorsque des lecteurs pressés, harassés, trop sollicités, prennent le temps d'exprimer leur enthousiasme ou leurs réserves, nous leur devons reconnaissance. Parce que eux ne nous doivent rien, en dehors d'un moment de lecture – et sur ce plan, ils n'ont que l'embarras du choix.
C'est plus comme avant, ma bonne dame...
Aussi, lorsque des lecteurs pressés, harassés, trop sollicités, prennent le temps d'exprimer leur enthousiasme ou leurs réserves, nous leur devons reconnaissance. Parce que eux ne nous doivent rien, en dehors d'un moment de lecture – et sur ce plan, ils n'ont que l'embarras du choix.
C'est plus comme avant, ma bonne dame...
Ben oui. Sauf exception, tout cela n'a rien de comparable avec les échanges d'antan, quand les lecteurs avaient le temps de se sentir personnellement concernés par un livre et pas seulement par une histoire ; le temps et le désir de le relire, de se l'approprier, d'en discerner les moindres rouages, de se sentir en communion (ou pas) avec l'auteur. Beaucoup d'entre nous avons fait partie de ces lecteurs qui rêvaient d'entamer une correspondance presque intime avec leur(s) écrivain(s) préféré(s), et parfois réussissaient à le faire.
Il
fut une époque, déjà lointaine, où de telles correspondances duraient
une vie entière. Les gens avaient le loisir et le réflexe d'écrire,
d'exprimer des idées, de les confronter à celles d'autrui. Ce
faisant, on matérialisait par le canal épistolaire la fraternité
de pensées qui constitue, me semble-t-il, l'espérance de l'individu
et le sel de l'existence.
En tant qu'auteurs, que constate-t-on? La quasi totalité
de nos effets de style, nos audaces, nos finesses d'intrigues, nos références culturelles,
nos clins d'œil, nos idées même, nos paraboles et les messages que nous souhaitons
faire passer, nos convictions sous-jacentes, nos motivations profondes, demeurent aujourd'hui complètement inaperçus. Si de temps en
temps un commentaire fait trépider notre cœur en soulevant un point
qui sort de l'ordinaire, la plupart des fruits de notre travail
assidu ne seront jamais cueillis par quiconque.
C'est vexatoire, pour commencer. Mais dans ce
registre-là, il est carrément affreux de constater (et cela, aussi bien dans
l'édition tradi) que des auteurs qui n'ont rien à dire, qui se
contentent de raconter sans talent des histoires simplistes, en
jouant avec cynisme sur des rouages à la Pavlov, ont des milliers, voire des
millions de fans. Il n'y a pas lieu d'être jaloux, mais il y a lieu
d'être malheureux. Est-ce vraiment cela, le résultat de tant d'efforts de l'humanité toute entière pour démocratiser la culture, cet incomparable ferment
émancipateur ?…
Le pire, pour
l'auteur, est ailleurs que dans l'amertume de ce premier constat. On
« se décarcasse », comme dirait Ducros ; et tout
cela pour ne presque jamais jouir d'une étincelle de reconnaissance
(au sens de : « je t'ai reconnu »). Étincelle qui
constitue notre raison de vivre, en tout cas la mienne.
Un livre,
c'est une bouteille à la mer, le fragile vaisseau sur lequel nous
entassons nos sentiments les plus intimes, nos visions du monde, nos
espoirs d'être entendus et compris, de créer un pont entre nous et
des inconnus qui, peut-être, entreront en résonance avec notre âme,
oui, j'ose le mot.
Et c'est là que
je suis frustrée. Infiniment.
Mais bon, que les choses soient claires : je ne retournerais à l'édition tradi pour rien au monde, quels que soient ses atouts et même, parfois, ses vertus.
Dernière minute : je viens de créer un groupe facebook qui tentera de remédier un tant soit peu à la solitude des auteurs (et des blogueurs, et des lecteurs) sur le plan des échanges, en proposant des débats à thème : Le salon littéraire. Vous y serez les bienvenu(e)s.
Mais bon, que les choses soient claires : je ne retournerais à l'édition tradi pour rien au monde, quels que soient ses atouts et même, parfois, ses vertus.
Dernière minute : je viens de créer un groupe facebook qui tentera de remédier un tant soit peu à la solitude des auteurs (et des blogueurs, et des lecteurs) sur le plan des échanges, en proposant des débats à thème : Le salon littéraire. Vous y serez les bienvenu(e)s.