Que peut-on
attendre d'une critique littéraire, en tant qu'auteur ou en tant que
lecteur ? En quoi le travail d'un critique professionnel consiste-t-il, et quelle est la différence avec celui d'un blogueur-chroniqueur, « amateur » dans le sens le plus noble du terme ?…
Voilà des questions qui reviennent souvent, et
que j'ai déjà abordées en différentes occasions. Sur ce sujet,
j'ai été à bonne école ; ne serait-ce que parce que, du
temps où ils étaient libraires, mes parents publiaient un bulletin
de critiques assez solidement construites pour que des éditeurs
parisiens en aient extrait le texte des 4e
de couverture lors de la réédition d'un certain nombre d'ouvrages.
Dans l'indésphère
et la blogosphère, le débat demeure, et entre le point de vue des
auteurs, celui des blogueurs et celui des lecteurs, les angles de vue
divergent forcément.
Aujourd'hui, pour
vous apporter un autre éclairage, je vais illustrer le problème par
un exemple.
J'ai publié il y a
deux mois un Apéribook goût Thriller, « Une nuit très noire », très différent de mes écrits habituels par le style
et par la construction.
Si j'étais
critique littéraire, voici les points que j'aurais relevés :
Qu'apporte ce
style (familier) au genre et à l'intrigue ?
Cet aspect a été
traité par la plupart des chroniqueurs. Virginie Wicke, Éric de Rancourt, Didier Betmalle notamment, ont expliqué dans leurs chroniques ou commentaires d'Une nuit très noire l'intérêt d'un
langage correspondant au narrateur : une adolescente placée en
foyer pour jeunes délinquants.
Pourquoi tant de
noirceur ?
Cet aspect-là a
été abordé par l'auteur Ewen Plenanguer dans ce billet. Ewen
conclut à une motivation plus ou moins autobiographique, en partant
du principe que l'on écrit comme on est. Pourtant, je trouve bien
plus intéressant d'écrire comme on n'est pas 😉, ne serait-ce que
parce que cela représente un défi passionnant !
(La discussion avec Ewen sur l'empathie nécessaire à l'auteur pour animer ses personnages est également passionnante, et me suggère un thème de débat pour mon nouveau groupe facebook Le salon littéraire.)
(La discussion avec Ewen sur l'empathie nécessaire à l'auteur pour animer ses personnages est également passionnante, et me suggère un thème de débat pour mon nouveau groupe facebook Le salon littéraire.)
J'aurais, quant à
moi, conclu que cet Apéribook présente la vie telle qu'elle est
aussi, n'en déplaise aux
utopistes : noire de chez noir, comme on dit.
J'aurais
par ailleurs estimé que la désespérance et l'horreur y sont,
paradoxalement, moins profondes que dans des œuvres à la chute
moins extrême.
Pourquoi ?
Ce qui va suivre n'est, bien sûr, que mon point de vue. Mais c'est
ce genre d'analyse que j'aurais fait, si j'avais été appelée à
chroniquer un livre de ce genre.
À
mes yeux, la mort, inéluctable, est bien moins grave que la
souffrance ; et même la souffrance, inadmissible atteinte à
l'être, peut parfois ne pas venir à bout de notre part d'humanité.
Comme
toujours dans mes écrits, le thème sous-jacent de cet Apéribook,
c'est l'amour – au sens large : la pulsion
altruiste, compassionnelle, qui porte des êtres vers d'autres êtres.
L'amour
n'est pas qu'une niaiserie qui finit bien (dans les livres 😁),
qu'une passion ravageuse ou une union indestructible. C'est aussi le simple
souci d'autrui, parfois timide, parfois éprouvé malgré soi, qui
soude à l'improviste des individus non prédestinés.
Peu
importe que l'étincelle soit brève, que très vite la nuit
l'engloutisse : l'important, c'est cette étincelle, car elle
fait de nous des êtres humains.
Face
aux monstres qu'elle affronte, c'est sa démarche envers Réjane,
ainsi que ses dernières pensées pour cette dernière, pour sa mère
et pour son éducateur, qui font de Zoé la rebelle une véritable
héroïne.
Partant
de là, j'aurais très bien compris qu'un chroniqueur évoque une
rédemption de Zoé, même si ce n'était pas mon propos.
Pourquoi
une chute à tiroirs ?
Parce
qu'un autre thème sous-jacent d'Une nuit très noire,
c'est le malentendu. En l'occurrence, une cascade de malentendus :
ces petites ou grosses erreurs d'interprétation qui font que, dans
la vie, l'on se retrouve parfois précipité vers une voie
improbable.
Dans
l'histoire, cette suite d'erreurs a des conséquences tragiques ;
et (cela répond aussi à la question « pourquoi tant de
noirceur ? »), un dénouement aussi extrême vise à
souligner à quel point de petits détails mal perçus peuvent
conduire au pire – par un enchaînement fatal,
comme dans la tragédie grecque.
La
cascade de révélations en tiroirs qui constitue la seconde partie
de l'Apéribook fait écho à la cascade de malentendus de la
première partie.
Le
lecteur peut ainsi mieux réaliser a posteriori
le côté à la fois absurde et inexorable de cette course à
l'abîme.
Plus
prosaïquement, en tant que lectrice j'adore les chutes à tiroirs,
qui permettent d'être « bluffé » jusqu'au bout.
Je
les aime aussi en tant qu'auteur, car c'est un défi de construction
intéressant.
Pourquoi
une chute sous forme d'articles de presse ?
Là
encore, plusieurs raisons, sans doute pas assez évidentes puisque dans sa chronique, Didier Betmalle a déploré que l'ouvrage ne s'arrête pas à la fin du récit de Zoé.
Dans ce cas, pourtant, le lecteur en serait resté, comme Zoé elle-même, à une perception erronée des événements.
(Mais Didier m'a rendu service, car après avoir pris connaissance de son point de vue, j'ai ajouté une courte préface pour avertir le lecteur de cette construction de l'histoire en deux parties distinctes. La critique, c'est plus qu'utile ! Raison pour laquelle elle ne doit pas hésiter à… critiquer. 😊)
(Mais Didier m'a rendu service, car après avoir pris connaissance de son point de vue, j'ai ajouté une courte préface pour avertir le lecteur de cette construction de l'histoire en deux parties distinctes. La critique, c'est plus qu'utile ! Raison pour laquelle elle ne doit pas hésiter à… critiquer. 😊)
Pour
traduire la rupture entre d'une part l'erreur, l'illusion, le
malentendu, et d'autre part la réalité, il m'avait paru évident qu'il
fallait changer de ton.
Après le premier dénouement, Zoé
n'est plus ; le récit à la première personne, subjectif, n'a
plus lieu d'être. C'est maintenant à la société de se faire
l'écho du drame, d'une façon faussement objective qui laisse
entrevoir, en vérité, toutes sortes d'errements et de
récupérations – c'est-à-dire un jeu très humain, là
aussi, mais présenté sous une forme réaliste et satirique qui fait
pendant à la première partie, purement affective et ressentie.
Ce
balancement entre la vision émotionnelle d'une situation et la
marche du monde tel qu'il est, constitue l'un des ressorts de
l'ensemble de l'ouvrage.
Une
succession d'articles présentant les résultats de l'enquête au fur
et à mesure de son déroulement, permet de transcrire avec naturel
la cascade des révélations.
Rien
n'est plus banal, plus trivial qu'un article de presse ; ainsi,
l'horreur du drame se trouve opposée de façon choquante avec sa
représentation médiatique. Le lecteur est invité à porter un
regard critique sur le phénomène de médiatisation. « Presse
qui roule », chantait Florent Pagny…
Accessoirement,
on est ramené dans la « normalité » : la vie
continue, pour le meilleur et pour le pire. À l'atrocité du sort
des victimes s'ajoute cette injustice ultime, et le lecteur navré
peut leur adresser une petite pensée supplémentaire, tout en
tournant plus facilement la page après la partie « dure »
du récit.
Pourquoi
une suite de hashtags clôture-t-elle le dernier article ?
Le
message central de la seconde partie de cet Apéribook, et de
l'ouvrage tout entier, c'est la critique d'une société faussement
compassionnelle.
La
liste commence par des hastags plausibles, comme ceux qui en pareil
cas fleurissent pour rassembler des citoyens en état de choc ;
elle tourne peu à peu à la satire, avec des hastags à coloration
politique, militante ou d'intérêt personnel : comme trop
souvent dans la « vraie vie », des forces opportunistes
se sont emparées de cette horrible affaire et tentent d'en tirer
parti.
La
disposition visuelle des hastags – qui vont d'abord en s'étrécissant,
de plus en plus brefs voire lapidaires (les bons sentiments
s'émoussent, la page se tourne), puis s'évasent au fur et à mesure
qu'ils viennent à concerner des intérêts et non plus des
sentiments – a pour but de renforcer cet aspect de glissement de l'émotion
vers la récupération.
À
quel autre livre cet Apéribook peut-il faire penser ?
Il
n'est pas rare qu'un critique littéraire compare un ouvrage à
d'autres, plus connus, et illustre ainsi son propos. Les critiques
étayées par des références et des citations sont bien sûr
particulièrement enrichissantes, aussi bien pour les auteurs que
pour les lecteurs.
Dans
son commentaire d'Une nuit très noire,
l'auteur Éric de Rancourt m'a comblée en citant La vie
devant soi d'Émile Ajar – un
pseudo de Romain Gary, l'un de mes auteurs préférés. Sans doute
Gary-Ajar m'a-t-il en effet inspirée pour cet Apéribook (comme pour Spi, publié en 2004) ; de même que l'inoubliable Albertine Sarrazin, à la fois par son style et par son douloureux
parcours qui avait commencé en maison de correction.
Conclusion :
qu'est-ce que la critique littéraire ?
Il
était plus facile de faire toute cette démonstration en m'appuyant
sur l'un de mes écrits, que de prendre pour exemple le texte d'un
autre auteur, en lui prêtant des intentions qui ne seraient
peut-être pas les siennes.
C'est
pourtant ce travail-là que fait un critique littéraire : il
s'investit dans l'œuvre d'une tierce personne (et non pas « il
l'investit », car, stricto sensu,
investir signifie « cerner, entourer, assiéger » et non
« pénétrer dans », « envahir » – mais
bon, le sens a glissé de nos jours, comme celui de tant d'autres
mots détournés par... les médias. Mais non, je n'ai rien contre
les journalistes ! Je l'ai même été, en passant).
Il
s'investit, donc, et décrypte ce qui entre en résonance avec sa
propre pensée.
C'est
pourquoi une critique
littéraire est forcément subjective,
en ce sens qu'elle dépend du regard du critique, de son vécu, de
ses émotions : un texte se doit de susciter des émotions, mais
elles sont étroitement liées à la sensibilité de chaque lecteur.
Cependant,
tandis qu'il s'efforce de décortiquer le texte, d'y déceler les
intentions de l'auteur, le
critique littéraire fait aussi preuve d'objectivité.
Non pas en se déconnectant de toute perception personnelle, ou en prétendant émettre un jugement universel et impartial : aucune émotion n'est impartiale !
(Encore moins en s'abstenant de porter un jugement ; si on lit une critique littéraire, c'est pour s'informer du verdict porté sur l'ouvrage. En cela, d'ailleurs, la critique littéraire même négative est très utile à l'auteur.)
Plutôt
en s'attachant à discerner les motivations de l'auteur, les méthodes
qu'il a employées pour atteindre son but : on peut dire que cet
aspect-là est l'essence même du travail de critique littéraire.
Également,
en s'efforçant d'être mesuré, de ne pas se laisser submerger par
ses premières impressions, de prendre en compte la démarche de
l'auteur et les regards que pourraient porter d'autres lecteurs sur
l'ouvrage.
Il
y a eu, bien entendu, des critiques qui démontaient avec férocité
certains ouvrages, sans se soucier de modération ni de justice
élémentaire. Certains, même, réglaient des comptes. C'est plus
rare de nos jours, la rubrique littéraire des médias étant devenue
dans l'ensemble un relais publicitaire de la grande édition.
En
résumé, un critique littéraire rapporte tout ce qu'un ouvrage a
suscité en lui : ce qui l'a ému, ce qu'il a apprécié, ce qui
l'a choqué, agacé ou déçu, ce à quoi cela l'a fait songer, ce
qu'il a cru percevoir des intentions de l'auteur, ce qu'il pense de
ses choix, de sa manière de traiter le sujet, de son style, et tout
simplement, du sujet…
Il
peut comparer l'ouvrage à d'autres, en citer des passages, citer
d'autres auteurs pour illustrer sa démonstration.
Rien
ne l'empêche de conclure par des digressions, par des remarques ou
des questions plus générales. Certaines critiques sont expéditives, d'autres presque aussi longues et détaillées qu'une thèse universitaire !
Critique
littéraire, c'est un véritable métier, qui à première vue ne
s'improvise pas. Il n'empêche que de nombreux lecteurs passionnés,
qu'ils soient blogueurs ou auteurs-chroniqueurs, se tirent avec
honneur de ce noble exercice.
Bonne soirée, mes ami(e)s, et à bientôt !
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