Aujourd'hui, j'ai envie
d'aborder un thème brûlant : la fuite du temps – très
original, n'est-ce pas ? Et surtout, ses effets sur notre aspect physique. Oui, parce que c'est aberrant, cette dictature de l'image qui vous interdit les rides sous peine d'excommunication sociale.
Il me fallait traiter un sujet neutre, ou choisir la tasse de ciguë en polémiquant sur facebook à propos de la question qui tue :
« A-t-on le droit de se foutre royalement de ses lecteurs sans
ramasser en retour la moindre réflexion ? ». Question à
laquelle je réponds inlassablement : je ne vise que des gens
qui le méritent, ou qui pèchent par ignorance des obligations d'un
auteur. Si vous vous sentez concerné par mes remarques, vous
ne pouvez plus invoquer l'ignorance ; relisez-vous sérieusement,
vous trouverez de l'aide bénévole, dont la mienne. Si vous
persistez, alors, selon que vous serez débutant ou auteur vedette, vous mériterez qu'on vous épingle en tant que
fumiste ou en tant qu'escroc. Ces deux catégories-là (dont je comprends qu'elles me vouent aux gémonies) n'étant pas la norme, laissez-moi les tacler en paix. En plus, ma raison majeure, c'est d'encourager le reste du troupeau !
Revenons à notre fond de tasse. Histoire de justifier ma
qualité d'écrivain, je vais tout de même me fendre d'une
transition dans les règles. Oui, donner des leçons c'est
bien, mais il faut être plus ou moins en position de le faire. Je me tiens à carreaux, étant très critiquable en matière d'écriture, domaine où,
malheureusement – ce serait plus simple –, la perfection n'existe pas.
La relecture du
Jourde & Naulleau m'inocule d'ailleurs un fantasme :
être crucifiée (pas au sens sexuel ! Je vous vois venir, les
gars) par des critiques littéraires de leur acabit, dont les railleries m'aideraient fameusement à progresser. Car, oui, on
progresse à tout âge. Et la critique littéraire, c'est encore plus utile à cela que pour informer les lecteurs.
Parfois, dans un éclair de lucidité, je me dis qu'au-delà des très honorables motivations
de mes articles « polémiques », rôde sans doute le
frêle espoir d'attirer des lecteurs assez exigeants pour me forcer à
donner le meilleur, au lieu que je me force à donner du
facile à lire – « qualité » incontournable pour un livre de nos
jours, s'il faut en croire ceux qui cartonnent,
autoédition et édition confondues.
(Ne me faites pas encore
dire ce que je n'ai pas dit : il y a quelques belles exceptions.
Et je ne dis pas non plus qu'il faut écrire des choses difficiles, j'ai horreur des pédanteries germanopratines.
Je dis que l'accessibilité n'est pas l'alpha et l'oméga de la
valeur littéraire.)
Ah, c'est vrai, la
transition ! Voici.
Mes récentes prises de
position ont causé des malentendus et quelques vives réactions.
Dans ces cas-là, on se voit toujours parée de tares brillant de tous leurs feux (admirez, au passage, cette fine allusion aux romances en costume d'époque). Mais que mes
vrais ami(e)s se rassurent, on ne peut m'accuser d'aucun défaut
qui me vexe : soit c'est fondé et j'en faisais déjà mon affaire, soit
cela ne l'est pas, et la caravane passe !
Parmi les réflexions,
supposées assassines, qui m'ont été lancées directement ou
non, est apparu le qualificatif (générique, il est vrai) de « vieux
cons ». Ah, mais là, c'est encore mieux : j'assume à
100 % ! J'adore être une vieille conne, masque commode
sous lequel on peut sourire tout son saoul.
Qu'est-ce qu'un vieux
con, en fait ? À moins d'être profileur, il est aisé de se
tromper en jaugeant l'intelligence. Moyennant quoi, les aficionados
de cette épithète désobligeante se basent sur plus évident :
l'âge, facile à évaluer de l'extérieur.
En outre,
personne n'est assez affecté pour leur goût en s'entendant traiter de con, vu que nul ne croit l'être, surtout quand il l'est véritablement. En revanche, « vieux », c'est difficile à contester, même si beaucoup de
gens affichent une douloureuse stupeur lorsque cette évidence leur est lancée au visage.
Les « vieux cons » sont présupposés réactionnaires et psychorigides. Je me marre, la leçon émanant de philosophes de zinc empalés sur des certitudes quelque peu moisies. Qui feraient bien de faire gaffe à leurs fesses, soit dit en passant (OK, après le pal elles ne risquent plus grand-chose), parce que les études démographiques prouvent que, cons ou pas, grâce au baby boom les vieux sont à présent majoritaires et détenteurs du pognon. N'ayez crainte, tout est déjà mis en œuvre pour que cesse au plus vite cette injustice sociale.
Adoncques, les vieux, et plus encore les vieilles, ont notoirement horreur qu'on les présente comme tels. Eh bien, pas moi, bien au
contraire. Je considère qu'au fond de la tasse, ce n'est pas la lie qui nous attend, mais le sucre.
Pourtant, l'expérience du vieillissement m'est venue sur
le tard. Non, ce n'est pas de l'humour, ou si peu. Comme ma mère,
j'ai longtemps paru dix ou quinze ans que moins mon âge ; cela
m'enrageait étant jeune, certaines sauront ce que je veux dire. À trente ans, avec déjà deux marmots pendus à mes guêtres, je rêvais qu'on m'appelle « madame » et non plus « mon
petit ».
Au tournant de la
cinquantaine, j'ai vécu une curieuse expérience qui me fera
un souvenir attendri pour les soirs d'hiver avec moi-même, quand
Ronsard tiendra la chandelle. Soudain, mon apparence d'éternelle
droguée du boulot s'est métamorphosée, allez savoir pourquoi. Une
affaire d'hormones, sans doute ; la pré-ménopause. On se
retournait sur moi dans la rue, des inconnus m'ont suivie dans le
métro : catastrophes planétaires, à mes yeux ! Vous connaissez – ou pas – ma soif d'incognito. Un charmant jeune homme qui aurait presque pu être mon fils me pressait de l'épouser ; il appartenait à l'une des « grandes
familles industrielles » françaises, et son chameau de
grand-mère était très inquiète, bien fait pour elle. Un ami me
répétait « tu es incroyablement sexuée »…
Incroyable, en effet : je me croyais plutôt désespérément
cérébrale.
Puis j'ai décodé la méprise : je venais de
retrouver ma liberté. Un sourire ébloui (le vrai, celui du bonheur
d'exister), des yeux brillants parce que la vie, c'est une fabuleuse
aventure, cela prête à confusion. Les hommes ne manquent jamais de
prendre ça pour le désir mal contenu de se jeter
sauvagement sur la première braguette qui passe.
Aujourd'hui, je suis bien
loin de ces tracas d'antan. Je leur tourne le dos avec résolution.
Je laisse grisonner mes cheveux au lieu de les teindre : je ne
vais tout de même pas m'empoisonner pour plaire alors que je suis casée, même si c'est en catimini… (non, il ne s'agit pas d'un homme marié. On a sa fierté.) Et puis le gris, c'est tellement plus doux au
regard !
Bref, j'aime mon âge, et j'aimerais d'avance les
étapes suivantes, sans la certitude qu'elles
s'accompagneront d'un état de santé toujours plus misérable – et
même, à un stade que j'espère encore très lointain malgré les
prémisses, d'une perte irrévocable de mes petites cellules grises,
comme disait Hercule Poirot.
Mais au fond, cette dégringolade est
plutôt une bénédiction ; sans elle, on accepterait mal de mourir. J'escompte bien que le moment venu, s'il ne me prend pas
par surprise (et c'est un coup qu'on ne m'a pas fait depuis bien
longtemps), me trouvera très disposée à sauter le pas, sinon
carrément soulagée.
Oui, j'apprécie de
vieillir. Ce que je vous confie là n'est pas une coquetterie, je vous assure. Le troisième âge venant, on s'arrondit, au moral comme au physique ; on prend
du moelleux. J'étais tolérante par principe, je le suis par
inclination. La « pente descendante » se révèle une
bénédiction. Le cours du fleuve s'accélère, mais on a cessé d'y
pagayer avec fièvre, pour plutôt baigner rêveusement sa main au
fil de l'eau ; on admire le paysage avec cette pointe de regret
anticipé qui lui donne un relief inédit, une texture incomparable ;
on flaire, on palpe, on ressent, on aime, en proie à la bienheureuse
acuité née d'une conscience nouvelle : « un jour, tout
cela prendra fin. » Je n'échangerais en aucun cas cette lente
dégustation contre le galop désordonné, aveugle de la jeunesse.
Plutôt qu'un cheval fou, je me plais à être un vieil éléphant.
Croyez-moi si vous
voulez : s'il ne s'accompagnait d'un regain de mes maladies, le déclin de mon aspect physique m'enchanterait.
Les effets positifs se font déjà sentir. Très bientôt (car cela arrive encore, si, si), me sera épargné le soupçon que telle marque d'intérêt, telle attention
flatteuse, tel compliment sur ma plume, sont une habile tactique pour
me faire baisser ma culotte. Même si ces manœuvres de bonne guerre
ne coûtent qu'à celles qui les prennent pour argent comptant, on
finit par se lasser de jeux aussi prévisibles que le rythme des
marées.
Désormais, je peux me
fondre aisément dans la masse anonyme, tenue pour quantité
négligeable, des gens sur lequels nul ne se retourne. L'ambition
de toute une vie ! On se lèvera pour me laisser m'asseoir dans
les autobus, sans que j'aie besoin d'extirper ma carte de priorité
et de supporter un regard sceptique (eh oui, le handicap, cela ne crève
pas toujours les yeux. La bête est blessée à mort, mais encore
debout – enfin, quand c'est indispensable). Je serai plus
légère que jamais, au terme d'une vie qui n'a jamais ciblé que deux
objectifs a priori inconciliables : la liberté, abdiquée sur bien des plans,
et la raison chérie de cette abdication : mes enfants. Aujourd'hui, ils sont autonomes,
et mes voiles sont gonflées de vents plus grisants qu'au temps où
chaque matin était une aventure.
Dans sa
sagesse, mon corps a entrepris le lent repli sur soi-même auquel mon esprit ne
se résigne pas encore.
Ma poitrine, dont l'exubérance me valait des
regards gênants, a commencé à fondre au même rythme que la
banquise, avec laquelle elle n'a pourtant aucun autre point commun.
Ma peau… Ah, la peau ! c'est la première démission… Un
jour lointain, elle m'avait valu ce délicat hommage (à encadrer,
pour l'exemple) : « Tu n'es pas une reine de beauté, mais
ta peau est comme de la soie, on ne peut pas s'arrêter de la
caresser ». Le goujat est oublié, ma peau toujours caressée,
mais par quelqu'un qui la mérite. La soie de Chine est
devenue papier de soie, finement froissé.
Eh bien, vous ne me croirez
pas, mais je la préfère ainsi. Elle m'émeut, me rappelle celle de
ma mère. J'adorais ma mère, inestimable complice de mes goûts pour
les animaux, les livres, les jardins anglais et les thés à la miss
Marple ; j'ai longtemps eu l'illusion quelque peu pathologique
que nous allions vieillir ensemble. Maman, tu n'es plus là pour
partager ma vie enfin tranquille et mes embrasements littéraires,
mais il m'est venu, à présent, ce loisir doux-amer de mettre mes pas
dans les tiens !
Attention, avec mon discours à la gloire du délabrement, je ne dis pas qu'il faut se
laisser aller, « ses bas tombant sur ses chaussures »,
dans « un vieux peignoir mal fermé » et « des
bigoudis, quelle allure »… Tiens, d'ailleurs, un de
ces jours je me fendrai d'un pastiche de cette chanson « d'amour »
(ben voyons), avec tout le respect que l'on doit à Charles Aznavour.
Je vois ça d'ici :
« Ah tu es beau à
regarder,
ta panse croulant sur ta
ceinture,
avachi devant la télé
ta bière à la main,
quelle allure ! », etc.
Oui-da, messieurs :
la mégère si cruellement décrite, Aznavour ne l'a pas envisagée un
seul instant telle qu'elle est assez souvent : une femme qui
n'en peut plus de se gaver son grincheux, et multiplie les efforts
pour ne plus passer à la casserole. (J'ai toujours aimé cette
expression si joliment désuète.)
Attention, là non plus,
je ne fais aucune généralité. Il est de vieux couples qui
carburent à merveille ; je sais très bien que le mien, fort
atypique en vérité, n'est pas une exception. Mais je n'ai jamais
cohabité avec un télévore armé d'une bière, alors je conjecture que
cela pourrait être un frein à l'amour éternel.
Bien beau, tout cela,
mais mémé fatigue. Alors je clos ici ma petite ode aux
délices du vieillissement, et je m'en vais quérir mon caddie pour
aller au marché, tant que je tiens sur mes guibolles. Ce sera mon
effort de la journée.
Excellente lecture ou écriture
à toutes et à tous !
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