Je suis en train de
relire Le Jourde & Naulleau. Oui, mes yeux vont mieux, merci. De
toute façon, pour ce livre-ci, j'ai une ordonnance. Les ouvrages qui
vous font éclater de rire ne courent pas les rayons ; et je
n'aime guère la littérature sérieuse, c'est un fait : je préfère
prendre soin de ma santé. Même quand le sujet est grave, il faut
que ça pétille de partout, avec non seulement de la virtuosité, mais de l'humour et des clins d'œil.
Là, je viens de m'offrir
un excellent moment, et je ne peux résister au plaisir de le partager avec vous. Franchement, je vous le conseille, ce petit
pamphlet délicieusement acide… Même s'il risque, mes ami(e)s, de
déboulonner sans ambages quelques-unes de vos idoles.
Marc Lévy, pour commencer.
Ah, je vois déjà se dresser les oreilles et les index (en majesté,
les index, façon prédicateur) des populistes fanatiques qui aiment
à se faire mousser en déformant mes propos. Comment osè-je
critiquer ce pauvre homme, un brave auteur comme un autre, et que
révèrent tant de respectables représentantes du sexe féminin ?
Première hypothèse :
je suis frustrée.
Ben non. Un lecteur de Au
bonheur des dames, experts en délices, qui avait confondu l'héroïne et l'auteur, a écrit que je dois
être bien malheureuse en amour. Désolée de le décevoir : un
oiseau rare comme le mien, beaucoup tueraient pour l'avoir.
Un jour, je vous parlerai
(un peu) de cette longue histoire digne d'un roman, grâce à
laquelle je vis comme j'aime : seule la plupart du temps, mais
idéalement accompagnée jour après jour. Il y aurait là matière à roman d'amour, mais si insolite (Zone franche, à
côté, c'est de la petite bière) que je préfère renoncer. Entre
autres raisons, parce qu'il ferait un bide : les lectrices ne
pourraient pas s'identifier aux personnages.
(Petite confidence :
si je n'ambitionne pas d'être un auteur à succès, c'est, entre autres, parce que
je ne veux pas que les lecteurs s'identifient à moi ;
j'aimerais pouvoir m'identifier à mes lecteurs. Sur ce plan-là,
oui, je suis assez frustrée.)
Pour en finir avec le
lien entre carence affective et bluettophobie, n'importe quel
sociologue vous dirait que l'inverse est plus probable : si on
se shoote à la romance, c'est souvent parce qu'on désespère de
jamais vivre un truc pareil. Cela dit sans vouloir offenser les
lectrices, avec lesquelles je suis de tout cœur, sans jeu de mots.
En revanche, leur
addiction légitime n'excuse pas le dealer. Vous me suivez ?
Deuxième hypothèse :
je suis jalouse.
Toujours non. Pas de
chance !
Vous avez le droit de me
considérer comme un cas psychiatrique, mais la vérité, c'est que :
- Je ne veux d'un éditeur à aucun prix.
- Le succès ne me tente pas du tout, dans la mesure où – pardon de casser vos rêves – c'est surtout une source de contraintes, pour ne pas dire de tracas.
- Quoi qu'il en soit, je n'aurais pas la santé pour assumer.
- À l'époque où je l'avais, je faisais tout plein de choses infiniment plus intéressantes. (« Quoi, plus intéressantes que d'être un auteur riche et célèbre ?! » vous ébaubissez-vous peut-être. Je sais, c'est difficile à croire. 😉 Et pourtant.)
- Je ne nie pas avoir traversé des périodes où chaque livre vendu m'importait ; mais en vérité, l'argent, je m'en contrefiche : ça va, ça vient, faut pas en devenir esclaves… Mon luxe suprême, c'est la liberté. Et l'atypisme.
Or, c'est là que je
voulais en venir, une vie d'auteur vedette, figurez-vous que c'est
tout sauf atypique. On pointe chez son éditeur au lieu de pointer à
l'usine, voilà tout.
Troisième hypothèse :
je méprise la littérature de genre.
Encore raté ! Je
l'aime infiniment plus que la « blanche », par exemple. Je me régale avec les littératures
de l'imaginaire. Au risque de vous surprendre, j'apprécie même le roman de gare écrit avec talent, moins rare qu'on ne le croit. Ceux qui me pensent maquée avec les coincés du
bulbe qui ostracisent en rond (si cette image ne vous parle pas, Le Jourde et Naulleau en dénonce quelques-uns) n'ont, de toute évidence, jamais pris
la peine de me lire vraiment – blog ou ebooks. Sans quoi ils sauraient que je n'ai pas
trouvé mes Maîtres dans les sphères germanopratines imbues de
Haute Littérature expérimentale.
Il n'empêche, je trouve
navrant que tant de jeunes auteurs rencontrés en autoédition aient
pour références littéraires des romans jeunesse ou des
best-sellers industriels, parfois très bien faits – comme HP –, parfois désolants. Et pour idoles des auteurs à tête de gondole, comme Marc Lévy, Stephenie Meyer, E. L. James et
compagnie.
Vous l'avez compris, je pourrais aussi citer Musso ou Cartland (encore que ! Je la crois meilleur auteur), ainsi que maints autres petits futés. Mon ire vise impartialement tout ce qui exploite le marché de la lectrice à l'âme romantique.
Hé, vous, là-bas, savez-vous qu'il existe des livres qui
n'ont pas été écrits pour se vendre en masse, mais juste parce que
leurs auteurs avaient à nous dire des choses très belles et très
intéressantes ? Y compris à propos d'amour. Et même, tenez-vous bien : ces livres
sont faciles et agréables à lire…
Conclusion :
C'est en pleine
conscience, et non pour des raisons foireuses, que je « crache »
sur la bluette en série (non, ce n'est pas une position sexuelle,
vous confondez avec la brouette de Zanzibar version partouze). Je ne crache pas,
d'ailleurs : je me roule par terre de rire quand un extrait me tombe sous les yeux, puis je me mets à sangloter en me rappelant qu'on inflige
ça à des victimes consentantes.
Je veux bien admettre que
cet énorme business peut en tenter certains. Mais comme je vous le disais plus haut, de tous temps, et
aujourd'hui encore, des auteurs dignes de ce nom ont pondu des romans
d'amour sans pour autant verser dans le foutage de gueule.
Ah mais, qu'est-ce que
j'entends par « foutage de gueule » ?…
Voici
la recette.
Durée :
Une petite heure par
volume (les commis de l'éditeur achèveront de dresser le plat).
Niveau de difficulté :
Littéraire :
2/10.
Tour de main :
7/10.
Accessoires :
Dictaphone.
Pour un beau foutage
de gueule à la Marc Lévy :
Prenez-vous un coin de
table – non, pas « ouille ! », soyons
sérieux – au milieu d'un bar branché ou d'un aéroport.
Inutile de rechercher la concentration : au contraire, le
vacarme jugule l'inspiration, toujours malvenue en cuisine légère
(comme la cuisse de même nom).
Il vous faut d'abord
un bon canevas bien éculé. Inutile de lui ôter le croupion, ouvrez
plutôt un dictionnaire.
Préférez le canevas
de batterie au canevas sauvage, trop imprévisible, que vous pourriez
tirer de votre imagination. Vous trouverez le modèle standard
dans toutes les bonnes usines à daube.
Incisez le canevas en
suivant les pointillés. Introduisez aux forceps un ou deux ressorts
d'intrigues bien usés, facilement identifiables : la cliente
est réputée ne pas aimer les surprises gustatives.
Pour la même raison,
préparez une farce à base de platitudes psychologiques. N'hésitez
pas à forcer la dose, même si elles pousseraient au suicide un
scénariste de série B.
Si, pendant le mixage,
se forment des invraisemblances de situation propres à faire rire un
chien, ne vous inquiétez pas : ces quelques grumeaux passeront
inaperçus. Il suffit de lier l'ensemble avec un peu d'aplomb, et le
tour est joué.
Incorporez une tonne
ou deux de clichés et de lieux communs, et montez la sauce jusqu'à
une consistance assez lourde pour bien tenir au corps, sinon à
l'esprit.
Puisqu'on parle de
corps, ne pas oublier la touche de piment : des scènes
amoureuses qui suggèrent le sexe sans trop entrer dans les détails :
il faut laisser la cliente s'investir à sa guise.
Farcissez avec la
juste dose d'aphorismes à la noix. Ceux extraits des biscuits
chinois font très bien l'affaire.
Pour finir, saupoudrez
superficiellement avec des tournures de style fautives mais
grandiloquentes, évoquant les effets de manche d'un démonstrateur à
domicile lorsqu'il vous susurre « je sais absolument ce qu'il
vous faut, chère madame » avant de vous refiler sa came made
in China. (Oui, encore. Comme Marc Lévy, la Chine s'y connaît en camelote destinée à
la grande consommation.)
Servez à toute heure,
accompagné d'une piquette qui passera comme une fleur – étant
donné que le mot « champagne » apparaît
soixante-et-onze fois dans votre daube afin de mieux conditionner la
cliente.
Eh oui, messieurs les
preux défenseurs de mes cibles favorites, vous placez bien mal vos
élans de solidarité : pour emprunter votre langage, les
bouquins de Marc Lévy, c'est ni plus ni moins que de l'exploitation des
masses – à l'aide de procédés qui frisent
l'escroquerie. Littéraire, s'entend.
Moralité :
Il y a toutes les excuses
du monde à ne pas écrire correctement quand on débute. Il faut du
temps et beaucoup de bonnes lectures pour progresser en écriture.
On a toutes les excuses,
aussi, si l'on écrit pour son plaisir et pour son entourage.
Personne n'est tenu d'avoir du talent, ou de chercher à en avoir ;
on est comme on est, et c'est très bien de ne pas vouloir être
autrement.
Cela devient plus délicat
quand on vend ses écrits. Là, un minimum s'impose : peut-être
pas le talent, mais au moins un effort de corrections et de
présentation.
C'est plus que limite sur
le plan éthique quand on s'enrichit là-dessus. Mais puisque le public en redemande, eh bien, soit ! Vox populi, vox
dei.
Cela n'empêchera
pas des lecteurs moins faciles à satisfaire (« des vieux cons », a décrété l'un de mes contradicteurs) de faire comme moi : rire en lisant ce genre de
prose, puis verser une larme en pensant que tant d'innocents prennent
cela pour de la littérature.
À présent, le plus
croustillant :
Des citations
du grand Marc Lévy offertes par le duo Jourde-Naulleau, histoire de vous
mettre l'eau à la bouche. Pour lire Le Jourde & Naulleau,
s'entend. Parce que si, après cela, vous pouvez encore lire du Lévy
sans rougir, je ne vous connais plus. Euh, non, je risque de me
fâcher avec trop de monde que j'aime bien. Disons plutôt, toutes mes
condoléances.
C'est parti pour les
citations. Lecteurs sensibles s'abstenir ! Des protège-dents sont
disponibles pour les plus aventureux, qui – je les aurai prévenus – vont grincer des mandibules à
s'en faire péter l'émail.
« Quand il lui
demanda comment connaissait-elle son prénom »
« où (…)
règne un atmosphère si différente à bien d'autres lieux
semblables. »
« Il y avait
près de quatre-vingt suspects, dont l'un d'eux était peut-être en
attente d'un don d'organes ou avait l'un des siens dans la même
situation. »
Pardonnez-moi, je rigole
tellement qu'il faut que j'aille faire pipi.
Me revoilà. Plus
sérieusement (tristement, même) : comment reprocher aux
auteurs débutants de faire des fautes ? Ils ont bien du mérite
de ne pas faire cent fois pire, au vu des exemples de réussite
littéraire dont on leur farcit la tête.
Avis aux apprentis auteurs sans
scrupules : surtout, n'allez pas conclure « Heureux les
nuls en syntaxe, le royaume des best-sellers leur est ouvert ! ».
La nullité littéraire ne peut suffire, hélas. Pondre de
l'attrape-lecteur au kilomètre, même si l'on est sous-doué, ça
ne s'improvise pas. C'est un métier.
Oh, mais… suis-je
bête !
Voyez
comme la fatigue m'égare. Je n'avais rien compris !
« Métier »,
tout est dans ce mot. Un auteur reconnu, qui voyage en jet privé, ne
s'abaisserait pas à pondre cela. Ni un éditeur sérieux, à le
publier. Et le public, fût-il affamé d'amour, ne pourrait se
laisser abuser ainsi, il est bien trop averti.
Je
me suis trompée sur toute la ligne. La bluette à la Marc Lévy et
consorts, ce n'est pas du foutage de gueule. C'est du second degré…
du pastiche, de la satire, le genre qui tire son sel de ses outrances
volontaires. Un peu comme les films de James Bond, vous comprenez ?
Mieux
encore. Car dans la bluette en série, je discerne à présent une
habile, et non moins valeureuse, dénonciation des aléas de la
condition féminine. Exactement comme 50 nuances de Grey, sous
l'apparence ludique d'une daube faussement scandaleuse et 100 %
racoleuse, est en réalité un essai psycho-philosophique sur le
complexe de Mère Teresa (vous savez, les femmes qui veulent à toute
force « sauver » des hommes qu'il faudrait fuir à toutes
jambes).
Dire
que je me suis moquée de Marc Lévy, auquel nous autres femmes
devrions élever des statues ! Je vais de ce pas écrire à
Jourde et Naulleau pour leur demander si, en épinglant ce grand
penseur, ils ont commis une injustice délibérée ; ou s'ils
voulaient plutôt faire, également au second degré, l'éloge de sa
noble intention. En dénonçant une dénonciation pour dénoncer
encore plus fort, en quelque sorte…
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