Peut-être est-ce seulement le fait d'être épuisée et souffrante, d'avoir chaque jour des malaises dont chacun semble terminal, qui m'inspire ce billet désabusé, à moi qui suis, paraît-il, la résilience et l'énergie incarnées, toujours disposée à voir la bouteille à moitié pleine et à croire en chaque individu, chaque aventure humaine.
Quoi qu'il en soit, il fallait que j'exprime sans trop de gants ce qui va suivre. Certains d'entre vous s'y retrouveront, j'en suis sûre.
Plus
je vieillis, plus je me sens lectrice avant tout, et plus je me rends
compte que, paradoxalement, j'ai toujours été plus lectrice qu'auteur.
Être
réécriveur, c'est un peu une mission qui consiste à lire ce qui est, puis
à le reformuler pour obtenir in fine ce que l'on aurait plaisir à
lire.
Être
auteur, comme vient de l'exprimer ici Alice Quinn, c'est une manière
de fabriquer, d'abord pour soi, le genre d'ouvrages que l'on
recherche.
Bien
sûr, on n'est jamais satisfait du résultat. Mais c'est la carotte
au bout du bâton, ce qui nous pousse à courir dans l'espoir de
faire mieux la prochaine fois.
En fin
de compte, tout se rapporte à ce que l'on aimerait lire. Du moins,
c'est ainsi que je vois les choses.
Rien
ne me procurera jamais plus d'agrément que de m'installer dans mon
lit, dans mon bain ou devant mon repas avec un bon livre.
Écrire
constitue une activité stimulante, mais la fatigue, les doutes, le
mécontentement de soi sont plus fréquents que la chance d'être
satisfait de son travail.
Les
échanges d'auteur à lecteur sont agréables, mais ne vont
presque jamais plus loin que quelques lignes ; les lecteurs ont leur
existence, leurs problèmes.
Surtout, ils semblent de plus en plus rarement vivre en
profondeur ce qu'ils lisent. Ou alors, la plupart gardent pour eux
cette expérience. Partout,
quel que soit l'auteur, les commentaires et les chroniques sont
succincts, étrangement formalistes.
Comme s'ils étaient
embarrassés (par leur responsabilité de prescripteurs, peut-être
?) ou trop pressés (et il est vrai qu'ils sont débordés, s'étant imposé une tâche immense), les blogueurs s'attachent à rapporter
l'histoire de façon presque mécanique, davantage qu'à témoigner
à cœur ouvert de leurs réactions personnelles, à dévoiler ce que
l'ouvrage a pu leur suggérer et éveiller en eux.
La plupart des
thèmes abordés au fil de l'intrigue semblent passer complètement
inaperçus.
Le « ressenti » général et superficiel du
blogueur remplace un questionnement de l'auteur sur ses intentions,
sa position, son expérience, ses propres sentiments.
Le
temps des longs échanges épistolaires, presque intimes, entre les
auteurs et des lecteurs qui souhaitaient les comprendre et en
apprendre quelque chose sur eux-mêmes et sur le monde, est
manifestement révolu.
Il arrive, bien sûr, qu'un lecteur nous dise avec des mots forts son plaisir de nous avoir lu. C'est, pour l'auteur, une vraie fête. Tous les efforts, toutes les déceptions, toutes les tentations de renoncement s'effacent – pour un temps.
La joie d'avoir donné du bonheur à un lecteur est incomparable ;
mais comme je le disais, dans les faits, cette relation réussie ne
s'exprime que très rarement en profondeur.
On
constate aussi, bien des auteurs en sont très malheureux, que moins sont denses le contenu de l'ouvrage et les
attentes du lecteur, plus explose le nombre de
commentaires. Pour obtenir des commentaires à foison, il faudrait
cibler un public consommateur, qui revendique un but très différent du mien en tant que lectrice : vivre une expérience
éphémère pour se distraire, sans chercher à y prendre de plaisir esthétique ni à en retirer quelque chose de plus substantiel.
Encore une fois, je n'oppose pas la littérature savante à la littérature distrayante : j'aime qu'un ouvrage soit distrayant, mais aussi, bien fait, musicalement agréable et, en prime, enrichissant.
S'il existe un dialogue auteurs-lecteurs, c'est peut-être surtout en tant que lecteur d'autrui qu'un auteur peut encore le vivre : dialogue silencieux, certes, dialogue fantasmé – et pourtant tellement plus intime, profond, nourrissant qu'un commentaire sur Amazon…
Au fond, peut-être que l'échange public est un leurre, une vaine espérance.
Bref,
l'écriture est une œuvre solitaire, ingrate, jamais aboutie et qui
reçoit peu de cette récompense significative : une véritable
communion avec les lecteurs.
Peut-être ne suis-je pas, à titre
personnel, capable de la susciter ; seulement, je ne la vois
s'exprimer nulle part, ou si peu.
Peut-être, en vérité, les temps
ont-ils changé et, avec eux, ce que les cuistres nommeraient « le
rapport à la lecture ».
Par
conséquent, après plus de cinquante années de ferveur, je commence
à me lasser d'écrire. Le feu sacré est toujours là, mais il
n'éprouve plus le même besoin d'être extériorisé. Il se suffit à
lui-même et je ne suis pas très loin d'avoir envie d'écrire pour
moi, sans publier. Si je ne m'étais engagée à achever ma saga Élie
et l'Apocalypse, si je ne pensais pas avoir encore beaucoup de choses
à dire, atypiques, dont quelques lecteurs pourraient faire leur
miel, je tirerais ma révérence.
En
tant que lectrice, je vois les choses se compliquer aussi, et cela me désole bien davantage. J'admets être assez difficile, quoique très éclectique. Je rencontre de
moins en moins d'ouvrages à mon goût ; c'est un vrai drame. D'où la frustration qui sous-tend probablement mes billets.
Il
doit bien se trouver, chez de petits éditeurs passionnés par leur
métier, quelques chefs-d'œuvre littéraires qui vaudraient le
détour. Mais j'avoue être peu portée sur la « littérature
très littéraire » et sur les ouvrages intellectuels.
L'esthétique pure m'ennuie, les grandes idées me barbent, tout a
déjà été dit, j'ai vu pas mal de choses de par le monde et je
suis plus assoiffée d'atmosphères que de grandes pensées.
Il
n'empêche que j'aime que ces atmosphères soient transcrites dans un
style puissant ou délicat, qu'elles recèlent un sens profond et
soient truffées de pépites : surprises, découvertes, humour ;
j'aime être bluffée, ou, plus simplement – mais ô
combien c'est rare ! –, retirer de ma lecture cette
sensation de toucher à l'essentiel, à la vie même, qui est le
propre des bons romans, même sans prétentions.
Je suis convaincue que la plus grande vertu d'un ouvrage, c'est de ne pas être vide, gratuit, superficiel. Un livre ne doit pas seulement nous distraire, mais nous parler comme un ami ou un tuteur, nous consoler, nous apprendre à mieux nous connaître et à comprendre autrui ; nous intéresser, nous renseigner, nous fournir des exemples, des modèles, des armes pour affronter l'existence ; nous procurer une expérience de la beauté, de l'émotion, de l'indicible… En résumé, il doit être porteur de sens.
Tiens, voilà ce que j'essayais de formuler : l'auteur doit abandonner au passage sa livre de chair, en offrande au lecteur.
Tiens, voilà ce que j'essayais de formuler : l'auteur doit abandonner au passage sa livre de chair, en offrande au lecteur.
J'espérais
rencontrer en autoédition les types d'œuvres que ne produit plus,
ou plus guère, l'édition tradi trop sclérosée, vérolée par le
copinage, avide de prospérer en usinant des bestsellers industriels.
Je
pensais que la liberté de création née avec l'autoédition ferait
éclore une nouvelle brassée de chefs-d'œuvres, moins nombrilistes ou pédants,
plus originaux, plus diversifiés. Affranchis, quoi ! Plus « vrais ».
(Tiens, j'avais rédigé un billet sur l'authenticité. Là aussi, il réside un malentendu fondamental ; il faudra que je publie cela un de ces jours.)
Je ne dis pas qu'il n'y a rien de tel en autoédition, ni qu'aucun auteur ne défriche cette voie, mais je suis globalement déçue. Je tombe sur beaucoup trop d'œuvrettes bâclées ou superficielles pour ne pas m'en rendre malade. Et, ce qui me désole infiniment plus, les auteurs, sur la défensive (et c'est bien naturel : je suis consciente que je donne l'impression de les critiquer lorsque je les pousse à se remettre en question, comme j'ai longtemps été payée pour le faire), s'égosillent à prouver que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, ce qui ne contribuera pas à faire évoluer les choses.
Une partie de l'autoédition s'engouffre dans la brèche mercantile
ouverte par l'édition, qui, elle, a l'excuse d'avoir de lourdes
charges financières et le devoir de survivre.
Pour les indés (qui
ont le choix, contrairement aux édités), faire de l'argent ne saurait être une bonne raison d'écrire.
En
dehors de ces cas suspects de vénalité, il me semble qu'une partie
de l'indésphère confond un succès facile avec le fait d'exister.
L'ego chatouilleux des auteurs, qui sont souvent des êtres blessés,
hypersensibles, épidermiques, s'avère bien mauvais conseiller.
La
réussite est avant tout une alchimie intérieure, c'est même la
seule voie possible pour qu'elle rayonne autour de soi, pourrait-on
dire.
Se faire « un nom » – pour combien de
temps ? – ne devrait jamais être une fin en soi.
L'auteur est un témoin ; rien, en dehors de ce qu'il est capable
de transmettre, de son aptitude à nourrir autrui, n'est en mesure de
lui donner le relief auquel il aspire.
On me
dira que l'on ne peut témoigner et transmettre qu'en accédant à un lectorat. Mais
vouloir se construire un lectorat par le marketing et la publication
accélérée de lectures faciles, avant d'avoir appris à s'exprimer
et d'avoir vraiment quelque chose à dire, est une démarche
regrettable : elle tue dans l'œuf des talents qui ne
demandaient qu'à éclore.
Encore
une fois, c'est une lectrice qui vous le dit.
Malgré
ce contexte décourageant, il doit y avoir quantité d'ouvrages à
mon goût, quelque part dans la masse exponentielle des ouvrages
autoédités ; mais où, comment les trouver ? J'ai rêvé de rendre possible un accès direct. Ce fut
longtemps mon combat. Pour la première fois de ma vie, j'ai échoué
à faire partager mes convictions et à transformer un projet en
réalité. D'autres réussiront peut-être.
À de
rares exceptions près, je ne lis plus d'indés : je suis trop
lasse, trop mal en point pour m'user les yeux à chercher des
miracles.
Je
publierai peut-être encore quelques articles, parce qu'ils sont
utiles à certains et que j'aimerais contribuer à dissiper
quelques-uns des malentendus qui entravent l'autoédition, retardent sa maturation. Mais j'ai
de plus en plus l'impression de m'égosiller dans le désert.
Je ne
détiens pas la vérité ; je ne suis même pas sûre qu'elle
existe ; et l'on pourrait, comme les politiciens, dire tout et
son contraire sans pour autant parvenir à une synthèse
consensuelle. Même les évidences basiques trouvent le moyen d'être
réinterprétées et nuancées à l'infini.
Les lignes ne bougeront pas, ou très lentement, parce que chacun voit midi à sa porte et se satisfait plus ou moins du statu quo. Je me suis contentée de faire, dans la mesure de mes moyens, ce qui me semblait juste et nécessaire, mais c'était sans doute parfaitement chimérique et présomptueux.
Les lignes ne bougeront pas, ou très lentement, parce que chacun voit midi à sa porte et se satisfait plus ou moins du statu quo. Je me suis contentée de faire, dans la mesure de mes moyens, ce qui me semblait juste et nécessaire, mais c'était sans doute parfaitement chimérique et présomptueux.
Je
consacre désormais l'essentiel de mon énergie à finir ma saga, pour
ne pas laisser ses lecteurs en plan.
Ensuite,
s'il me reste du temps, je retournerai à ma bibliothèque, à ses
ouvrages lus et relus. Comme une femme qui, après s'être
acharnée à trouver de nouveaux amants capables de l'étonner,
reviendrait avec nostalgie dans les doux liens familiers d'un ancien
mariage d'amour.
À défaut de me surprendre, mes livres, ces vieux compagnons, sauront lever en moi des émotions oubliées et d'autres, fraîches et inédites, parce que je n'aurai plus tout à fait (voire, plus du tout) le même regard.
Seule, libérée, je dialoguerai à plaisir avec les auteurs qui m'ont modelée : interlocuteurs immortels, puisque leur voix s'adressera toujours en confidence à moi, lectrice, par-delà les illusions que sont le temps et la mort.