« Il y a
trois sortes d'hommes, professait Aristote : les vivants, les
morts et ceux qui vont sur la mer. »
Longtemps, l'homme
s'est battu à armes inégales contre cet élément, vaste contrée
liquide où régnaient des divinités affamées, terrifiantes. En
se cabrant sous eux comme un cheval rétif, la mer, sombre sirène,
appelait et fascinait les marins.
La mer, c'était la
solitude, l'errance, la tyrannie des vents contraires. C'étaient aussi
des tempêtes dont la démesure exaltait soudain la vie et propulsait
l'individu dans une troublante intimité avec la mort.
Naviguer était un
long voyage à genoux, à tâtons, les doigts gourds, le cœur dilaté
d'une mystique révérence ; un pèlerinage des peurs et des souffrances, d'espoirs, d'éblouissements. On plongeait tout droit vers
l'enfer, entre deux lames qui cisaillaient le ciel comme on
ferme un tombeau. Puis, en gonflant d'un coup les voiles, en rendant
au navire sa liberté d'oiseau, la mer promettait au marin un statut
de demi-dieu.
Aujourd'hui que l'océan perd sa dimension héroïque, l'on
pourrait avancer aussi qu'il y a « les vivants, les morts et ceux qui
écrivent des livres ».
Ce serait pour
les mêmes motifs, à peu près.
Seul à la barre de
sa raison, l'auteur se risque à découvert dans une infinité sourdement antagoniste. Armé de ses chimères, il y affronte des démons tissés d'écume et de légendes.
En s'efforçant de
tracer sa route immatérielle de phrase en phrase, de page en page, il se confronte
à ce qu'il est ; à ce qui l'a fait, l'a modelé pour répondre
à cet appel.
L'auteur écrit
pour survivre. Il sait que l'attendent les abysses où
s'engloutira tôt ou tard son embarcation. Il se bat, chaque mot en
témoigne. Rien n'est donné. Même ces mers d'huile qui, sous sa
plume, sur son écran, soudain s'ouvrent et déroulent leurs flancs apaisés devant l'étrave d'une inspiration triomphante.
L'auteur écrit
pour se survivre, on l'imagine. Si tant est que ses écrits,
fragile bouteille à la mer, lui confèrent la postérité. Est-ce
un dessein sérieux ? Souhaitable ? Oui, peut-être, si cela
peut l'entraîner jusqu'au bout de lui-même. Non, pourtant – parce
que la soif de postérité est un jeu d'adultes rassis :
elle n'existe que dans l'instant et ne vaudra jamais, jamais,
l'éternité des jeux d'enfants qui lestent nos souvenirs.
L'auteur écrit
surtout pour être.
La solitude,
l'angoisse, la joie que l'on n'attendait plus ; les fumées bleuies du passé, l'encens des
amours perdues ou retrouvées, l'opium des convictions ; la crainte de soi-même, des
autres, du néant… Tous ces monstres familiers chevauchent la vague
à ses côtés, dans sa tête, pour le meilleur et pour le pire.
Humble ou arrogant,
mais toujours condamné à douter de ses forces, de son talent, de son
droit, l'auteur, Sisyphe déchaîné, creuse un sillon à nul autre pareil dans un élément
qui n'est pas tout à fait de ce monde.
Sans trêve il
s'oppose des questions dont le fuieront les réponses. Il se
retourne en chemin, cherchant dans ses devanciers des maîtres irréfutables,
ou défriche droit devant lui avec des audaces opiniâtres
d'explorateur. Il se justifie, ou encore proclame que l'art n'a pas à être justifié.
Il rêve, il
transcrit, il trébuche, expérimente, désespère. « Oh, que
ma quille éclate ! Oh, que j'aille à la mer ! »
(1). Rimbaud, ou la tentation de
nous dissoudre enfin dans ce qui nous dépasse.
Rossignol aveuglé
par des mains sans merci, écoute offerte au vent, l'auteur chante.
En les entremêlant à son insu, il égrène les fils vibrants des
mélodies qui le hantent. Parfois, il est le seul à les entendre
encore. Mais en chantant, il les ranime : il passe un témoin
invisible à ceux qui viendront après lui.
L'auteur invente
ainsi sa propre voix. Sans ignorer que cette musique n'est pas
complètement la sienne ; que c'est l'héritage d'autres chants,
d'autres témoins dont résonne encore sa mémoire. Pourtant cette voix
appartiendra à chacun de ses lecteurs, elle se donnera à eux et
viendra se poser, familière, sur leur âme.
Immobile devant sa
page, fourmi à demi-noyée face à l'océan de sa tâche, l'auteur
commet jour après jour, en confidence, un exploit public aussi essentiel
que dérisoire.
Il le sait. Il se
sent vivant…
C'est en cela, et
rien d'autre, qu'un auteur est immortel. Il l'est à chaque minute,
pour lui seul. Campé à la barre, éperdu, conscient à en crever de
sa folle impuissance, il écrit pour ne pas mourir.
(1)
J'ai modernisé ici la graphie originelle : « Ô,
que ma quille éclate… ».
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