Une
conversation avec Philippe Saimbert m'incite à passer à la
rédaction de ce billet que je méditais depuis quelque temps.
Philippe,
que j'apprécie beaucoup, y commente « Je
suis également adepte d'une littérature populaire. Et j'en suis
fier. L'histoire doit primer sur tout le reste. On peut exprimer de
très belles choses avec des mots très simples. Il arrive souvent
qu'un certain "élitisme" littéraire ne serve qu'à cacher
le vide de l'histoire. »
Pile
dans le sujet que je voulais traiter ! Car lorsque je m'époumone
pour rappeler qu'il coexiste plusieurs types d'auteurs, parmi
lesquels les auteurs de romans « populaires » et les
auteurs de « littérature à style ou à contenu »,
je me rends bien compte que ces notions sont un peu floues et peuvent
prêter à confusion.
D'abord,
c'est quoi, à mon sens, la littérature « populaire » ?
Rien que de très respectable. Ce sont les romans écrits avec des
mots simples pour raconter une histoire qui parlera à tout le monde.
Cela peut être très bien écrit, soulever des émotions, faire
réfléchir, tout ce que vous voulez. La différence stratégique avec l'autre
catégorie, c'est que personne ne pourra dire « je ne comprends
pas ce mot », « c'est trop compliqué », « c'est
trop difficile à lire ».
Le style, c'est ce qui se détourne de la facilité, rejette les clichés, les lieux-communs, les platitudes, pour chercher à dire les choses autrement, à tracer sa propre voie avec ce que l'auteur porte en lui de meilleur. Quitte à risquer de moins se faire entendre.
Le style peut être très simple ou très fleuri : ce qui le définit, c'est la grâce.
Le style, cela peut être une manière très épurée de faire passer des idées fortes. Ou au contraire, une musique très poétique, des mots qui dansent. L'un ou l'autre. Tout, sauf ce que l'on pourrait lire le matin dans son journal à propos de la grève à la SNCF. On entend parfois dire que le style journalistique a tué la littérature. Peut-être bien.
Aujourd'hui,
nécessité de rentabilité oblige, le summum de la qualité aux yeux
d'un éditeur (enfin, de la plupart), c'est presque exclusivement cet aspect-là :
pouvoir plaire à tout le monde. Cela permet de vendre en masse, tout
est dit !
Et
même si je n'ai rien contre ce genre de littérature, loin de là,
je constate que cela entraîne peu à peu la disparition de la
littérature à style et à contenu, qui m'est chère parce que
j'aime aussi la virtuosité, l'esthétique, la profondeur.
Resteront,
pour incarner ce genre de littérature, les élucubrations de
quelques pédants du microcosme germanopratin, comme Sollers que j'ai
cité dans ce billet. Et ces gens-là font grand tort à la noble
cause du style, parce qu'effectivement, ils pondent des divagations
creuses et absconses qui font fuir à toutes jambes les amateurs de
bons livres.
Alors, le style, qu'est-ce c'est ?
Eh
bien, c'est le fait de transcrire les choses, les interpréter au
lieu de simplement les décrire.
C'est les dépeindre sous une forme
que les uns aimeront, que d'autres détesteront, mais qui a le mérite
de n'être pas commune, de découler du regard singulier qu'un
artiste porte sur le monde, de sa façon bien à lui d'utiliser la
matière – les mots – pour produire une impression, susciter des
émotions sans se contenter de dire tout bonnement.
C'est une
manière de raconter qui n'est pas reproductible en usine, mais
propre à chacun, et nécessite autre chose que du savoir-faire.
Je
vais vous donner quelques exemples pour essayer de mieux me faire
comprendre. Faute de temps à y consacrer, ce ne sera qu'une
esquisse, et cela ne contiendra pas les mieux choisis, mais cela
devrait suffire à vous donner une idée de ce que j'ai voulu exprimer.
Précisons que tous les livres que je vais citer en tant qu'exemples positifs ont été, en des temps plus glorieux pour l'édition, de grands succès de librairie.
Tous ceux que je vais citer en tant qu'exemples négatifs sont de grands succès de librairie conformes aux critères actuels.
Pas de doute, le monde a bien changé. 😢
Le
style, c'est parler de l'amour comme ceci :
« — Les
autres mettent des semaines ou des mois pour arriver à aimer, et à
aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et
des cristallisations. Moi, ce fut le temps d'un battement de
paupières. Dites-moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses
paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et
le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près
du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né. »
(Albert
Cohen, Belle du Seigneur)
Ou
comme ceci, un petit passage poétique où tout est dit sans l'être :
« Dans
le petit matin le cavalier, immobile, la capote assortie aux chênes
de l'airial : vert gorgé de noir. Il monte Querelle, ma jument bai
qui encense, un doux mouvement de la tête, non pas tic, mais signe
d'impatience. De l'endroit où je me tiens, dissimulée par la
grange, je devine les nuages qui passent dans son oeil créole,
j'imagine les frissons qui courent sur son flanc. Elle n'en peut
plus, Querelle, anglo-arabe de six ans que l'aube enivre. »
(Christine
de Rivoyre, Le petit matin)
Ou comme ceci, où le langage familier sert un discours subtil :
« La
route est pure et âpre comme un désert ; plus tard peut être,
calmement, nous aborderons les sentiments magiques... Il y a d'ici là
beaucoup de douleurs encore, beaucoup de gens et de choses à
pulvériser : fibre à fibre, je détisse, je sabote ; je
me déteste de faire à Julien « un travail », mais je
sens autour de lui trop d'attaches fausses et gluantes, je voudrais
scier au moins celles-là.
Moi
aussi jadis, j'ai été cajolée, ménagée, léchée : j'étais
intacte et mordante, mon placard était bien repli et mes mains
ingénieuses. »
(Albertine
Sarrazin, L'astragale)
Ou ceci, un raccourci d'images comme une gerbe de tulipes :
« C'est
cela, Thomas, tu as été mon premier homme. Les autres, ceux que je
voyais d'habitude à Paris, c'étaient des garçons. Après toi, ils
m'ont semblé très verts, sans panache et sans mœurs, inaptes à
commander un liquide blanc dans un bar, ne sachant que faire de leurs
abattis quand ils dansaient. »
(Flora
Groult, Le passé infini)
Ou
comme ceci, si moderne pour son temps que cela n'a pas pris une ride :
« C’est
lourd, les corps, et la vérité danse, la vérité ne se pose jamais
que sur un pied. A moins qu’il n’y ait pas eu d’autre réponse.
A moins qu’il n’y ait même pas eu vraiment une question. Pas
exclu. Qu’il n’y ait que ces deux corps affamés. Qu’il n’y
ait eu que ce fla-fla dont nous entourons, dont nous enrubannons le
désir, quand, projetés à la cime de nous-mêmes, il nous est si
aisé, il nous est si naturel de parler de la vie, de la mort, de
toujours, de jamais, pour nous retrouver ensuite étonnés d’avoir
parlé, étonnés d’avoir dit ces choses, et déjà retombés dans
nos ornières. »
(Félicien
Marceau, Creezy)
Ou
encore ceci, par un auteur de SF/fantastique :
« L'horizon
voûté attirait petit à petit le soleil qui dérivait lentement
dans le ciel et aspirait l'astre goulûment. Ran se tenait sur un
monticule et, les narines palpitantes, respirait de tout son saoul.
Il emplissait ses poumons de l'air vif du soir. L'air embaumait d'un
parfum nouveau, comme si les nuances du coucher se fondaient
réellement aux effluves de l'atmosphère. Il fit saillir les muscles
de ses cuisses et contempla ses poings doux au toucher, mais solides.
Il étendit les bras bien au-dessus de sa tête et s'étira, poussant
un cri tellement puissant que le soleil se cacha à l'horizon. Ran le
regarda disparaître. Il se sentait désormais merveilleux et fort,
il savait à présent le sens des mots désirer et appartenir. Alors
il s'étendit sur la terre et pleura ».
(Theodore
Sturgeon, Les mains de Bianca, traduit par Eric Piir)
Ou
encore, comme ceci, par un duo d'auteurs de polars :
« Les
cheveux craquaient autour du peigne et de riches lueurs glissaient autour de
leur nappe épandue. Ils étaient tièdes sur les mains de Flavières,
ils sentaient le regain, la prairie brûlée, et leurs émanations
moites montaient en griserie légère, comme les effluves d'un vin
nouveau. Flavières retenait sa respiration. »
(Boileau-Narcejac,
Sueurs
froides)
Ou comme ceci, par un autre auteur de polars :
« J'ai
allumé l'intérieur de la voiture pour voir son visage. Elle a eu un
recul, parce qu'elle ne s'y attendait pas. C'était un visage défait
mais merveilleux, un visage d'après pluie. Le rimmel, le rouge à
lèvres, tout était parti. Il ne restait que la douceur, et un peu
de chagrin ou de crainte ou de Dieu sait quoi au bord des lèvres,
mais la douceur était terrible, elle était comme un entêtement de
gosse au fond du regard. »
(Sébastien
Japrisot, L'été
meurtrier)
Les trois exemples précédents prouvent que l'on peut écrire de la littérature de genre avec du style ! Avis aux amateurs…
Ou, pour finir, comme ceci – simplissime et tellement bien senti –, écrit par un « nègre littéraire » pour un auteur de bestsellers :
« Non
qu'il manque d'enthousiasme s'agissant des câlins sous toute formes,
Dieu merci sur ce plan-là les choses vont à merveille, cette grande
crapule blonde est toujours partante, dans un léger frémisssement
de sa moustache qu'elle [Hannah] seule, c'est sûr, a remarqué. »
(Lou
Durand pour P-L Sulitzer, L'impératrice)
Plutôt
que comme cela, qui ne nous fait pas vibrer, ne nous donne aucun battement de cœur :
« J'essaie
d'écrire ce que je souhaite être, une vraie phrase d'amour qu'un
homme peut dire à une femme, une femme à un homme.
— Je
t'aime pour ce que tu es. Parce que tu es.
J'insiste et j'écris
encore :
— Tu
m'es nécessaire. »
(Philippe
Labro, La traversée)
[« Je t'aime parce que tu es », « Tu m'es nécessaire » : des millions de personnes ont exprimé leurs sentiments avec ces mots, une formulation valide dans la vie de tous les jours, mais, s'agissant d'un écrivain, banale et dénuée de grâce. Je n'achète pas un livre pour être bombardée de clichés, pour voir l'auteur parler d'amour comme mon voisin de palier, mais pour qu'en plus de l'intérêt de l'histoire, l'agencement des mots me procure une émotion supplémentaire.]
Ou
comme cela, sur l'insoutenable poésie d'un baiser à une femme en pleine crise de flatulences :
« Il
se gara devant chez elle et coupa le contact. Ils sortirent de la
voiture. S'il l'embrassait maintenant, le grondement du ventre
d'Hélène résonnerait jusque dans sa bouche à lui, et leurs corps
vibreraient ensemble. Il s'approcha d'elle. »
(Emmanuelle
Berheim, Sa femme)
Ou cela, gnangnan et « bateau » au possible :
« Je
sais désormais que les rêves les plus fous s'écrivent à l'encre
du coeur. J'ai vécu là où les souvenirs se forment à deux, à
l'abri des regards, dans le secret d'une seule confidence où tu
règnes encore... Même sans toi, je ne serai plus jamais seul,
puisque tu existes quelque part. »
(Marc
Lévy, Vous
revoir)
Ou
comme ce petit bijou de philosophie amoureuse :
« Et
dans un dernier souffle, je comprends tout : que le temps n'existe
pas, que la vie est notre seul bien, qu'il ne faut pas la mépriser,
que nous sommes tous liés, et que l'essentiel nous échappera
toujours. »
(Guillaume
Musso, Eternidad)
Puissant,
non ? 😝
Ou comme cela :
« Avant
de nous coucher, Laure urina bruyamment dans les chiottes qui
jouxtaient notre chambre, en laissant la porte ouverte ; puis
elle péta sans vergogne. Depuis que nous avions arrêté la date de
nos noces, elle se surveillait moins. »
Oui,
je sais, je suis vache. Alors ceci, plus romantique mais tout
aussi raplapla (toujours d'Alexandre Jardin dans Fanfan) :
« Malgré
moi, je me délectais de son image en l'examinant discrètement. Elle
dégagea sa chevelure, l'ébouriffa et, dans ce geste, les manches de
son chemisier glissèrent sur ses bras, dévoilant sa chair dorée
qui irradiait un trop-plein de soleil. »
On
entend d'ici les fans de Jardin soupirer « Oh, c'est beau… »
Commentaire ironique d'un grand critique littéraire : « C'est
d'une intensité à la limite du supportable. »
Ou
encore, comme cela :
« Devant
ce chagrin d’amour gigantesque, qui s’est abattu sur moi d’une
minute à l’autre sans que rien, dans le comportement de mon amant,
ni dans mon observation consciente, m’ait avertie que la trahison
était en marche, j’ai tout de suite songé au tombeau. Sans doute
pour rejoindre mon bonheur d’amoureuse… Ne meurt pas qui veut.
Tous mes comprimés avalés, je me suis retrouvée « sauvée »,
c’est-à-dire plongée dans le gouffre amer du plus violent chagrin
d’amour de ma vie. »
(Madeleine
Chapsal, La maison
de jade)
Bon,
c'est ordinaire mais pas stupide, me direz-vous. Je cite cet extrait
parce que Chapsal est la romancière à succès qui, dans La
femme en moi,
a écrit en toute modestie :
« Écrire
est bien un art,
ce que la plupart des gens oublient.
Pour faire
un
livre,
il ne suffit pas d'utiliser correctement le français, ni d'avoir une
« bonne » histoire à coucher sur le papier ; il faut le sens de
l'art,
c'est-à-dire,
vous avez mis le doigt dessus, de la construction. (…) D'où vient
ce sens de la construction ? C'est comme la grâce dans la
démarche, on ne sait pas trop, on a le sentiment d'un "donné".
(Je dis souvent que je ressens mes livres comme un cadeau.) »
Peut-être
pas un cadeau pour le lecteur, mais on ne peut pas tout avoir.
Et
enfin, le bouquet final, cette merveille de concision :
« Mon
sang s'est figé dans mes veines, j'étais incapable de bouger. (…)
Je suis tombée raide dingue amoureuse d'Yvan. »
(Marie
Darrieussecq, Truismes)
Ça,
c'est du coup de foudre. 😆
Le
style, c'est aussi décrire un décor avec une simplicité
évocatrice, comme ceci :
« Regardez,
la neige tombe ! Oh, il faut que je sorte ! Amsterdam endormie dans
la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les ponts neigeux,
les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive,
avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s'ébouriffent
contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. »
(Albert
Camus, La Chute)
Ou
comme ceci :
« D'abord
s'imposèrent les pentes d'aiguilles sèches, le crépitement des
cigales dans les olivettes, la torsion des chemins roses qui
assaillaient des mamelons vêtus de chêne-liège. »
(Jacques
Laurent, Le Dormeur debout)
Ou
comme ceci :
« En
dessous, la petite plage blonde en forme de bras en rond avait l'air
d'avoir été inventée par Boudin, avec ses parasols rayés qui
claquaient dans le vent à la tombée du jour. »
(Flora
Groult, Le passé infini)
Ou
encore, comme ceci :
« Nous
allâmes ensuite dîner chez Scott (…) dans un cadre de cuir et
d'acajou où les globes lumineux au bout de leurs branches de cuivre
étaient des boules de gui. »
(Antoine
Blondin, Monsieur Jadis)
Le style, enfin, c'est évoquer les petites et
grandes choses de la vie comme ceci :
« Je pense que pour mourir, il faut s'y
prendre très jeune, parce qu'après la vie perd toute sa valeur et
personne ne vous fera de cadeaux. »
(Émile Ajar, La vie devant soi)
Ou comme ceci :
« — Je ne connais rien de plus gai qu'un
curé qui mange, dit Caroline en désignant un ecclésiastique aux
bajoues entravées par le mince col presbytérien. »
(Antoine Blondin,
Monsieur Jadis)
Ou comme ceci, pourtant écrit par un reporter de
guerre qui n'avait aucune prétention au style :
« Par la fenêtre ouverte sur la nuit, ils
entendirent les trois notes du crapaud.
Irène et Philippe ne comprirent pas que, pour le
vieil homme, ce chant flûté, limité à trois notes, signifiait que
toute action, même si elle prolongeait un grand rêve, se limitait à
la durée de la vie de celui qui l'accomplissait, que l'histoire,
comme le sable, avait bu les rêves et le sang de millions d'hommes
sans en être fécondée, et qu'en fin de compte ce petit cri
harmonieux avait autant d'importance que les convulsions des peuples,
l'écroulement des empires et la fin des civilisations.
Mais ce sont là des réflexions qui ne viennent
qu'avec le raidissement des muscles, l'épaississement du sang et la
fin des désirs, quand l'homme, se préparant inconsciemment à la
mort, s'efforce d'enlever à cette disparition toute son horreur
tragique. »
(Jean Lartéguy, Les Prétoriens)
Ou même ceci, tout simple :
« C'est l'étranglement de l'esprit, le
mollissement du muscle, le gargouillis de la voix qui se cherche au
fond d'un puits. »
(Je ne citerai pas nommément l'auteur, il s'agit
de mon père)
plutôt que de grands envols d'oiseaux sans ailes,
comme cela :
« Dieu
n'est peut-être qu'un concept, pour définir l'énergie de la vie.
Et si Dieu n'était qu'une étincelle, celle qui est au cœur de la
vie, si Dieu était à l'image de la Terre : un être sans conscience
réflexive, juste une énergie : cette électricité vitale à
l'existence, le principe même de la vie ? »
(Maxime Chattam, Autre-Monde)
Ou comme cela :
« Lorsqu’on
voit toujours les mêmes personnes, comme c’était le cas au
séminaire, on en vient à considérer qu’elles font partie de
notre vie Et alors, puisqu’elles font partie de notre vie, elles
finissent par vouloir transformer notre vie. Et si nous ne sommes pas
tels qu’elles souhaiteraient nous voir, les voilà mécontentes.
Car tout le monde croit savoir exactement comment nous devrions
vivre. »
(Paulo Coelho, L'Alchimiste)
Ben mince alors, j'y aurais jamais songé. Ouah, qu'est-ce qu'il cause bien, ce Coelho ! Un grand penseur…
Ou encore cela, qui a le mérite de marier en deux
phrases (c'est ça, le génie) une pensée d'une vertigineuse profondeur à
l'effronterie de l'humour potache :
« Je considérais qu'il y avait une certaine
beauté à mourir avant d'avoir trop aimé la vie. À titre de
comparaison, mon grand-père était mort en allant pisser. »
Florian
Zeller, Neiges
artificielles)
[À propos des trois précédents : je n'ai rien contre la philo à deux balles, ni contre une poésie genre biscuits de la chance, cela peut détendre, pourquoi pas ? Mais quand l'auteur se prend au sérieux ou se fait prendre au sérieux avec la complicité du système qui y trouve son compte, et que des millions de lecteurs croient savourer le fin du fin de la littérature française, alors là, je crie au scandale, parce que l'esprit critique de leurs victimes s'en trouve faussé. La preuve : on voit des étudiantes défendre ce galimatias, inconscientes du fait que leurs écrivains préférés fourguent joyeusement à leurs fans de la bouillie pour les chats.]
Tiens, excellent exemple, ce vade-mecum de haute philosophie vendu
à plus d'un million et demi d'exemplaires :
« Je
vais à la fac, je reviens de la fac, je mange, je vais à la fac, je
reviens de la fac.
Moi à la fin de la journée, je suis crevée.
Evidemment ça n'a pas l'air mais il faut se
rendre compte par soi-même. Prendre la rue Eugène-Gonon de Melun
quatre fois par jour pour aller à la fac de droit pour passer des
examens pendant dix ans pour faire un métier dont on n'a pas
envie... Des années et des années de Code civil, de droit pénal,
de polycopiés, d'articles, d'alinéas, et de Dalloz en veux-tu en
voilà. Et tout ça, tenez-vous bien, pour un métier qui m'ennuie
déjà.
Soyez honnêtes. Reconnaissez que y a de quoi être
crevée à la fin de la journée. »
(Anna
Gavalda, Je
voudrais que quelqu'un m'attende quelque part)
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi, un tel tirage à la ligne, j'appelle ça se foutre du monde.
Bon, tout est dit. Si vous voulez être lu aujourd'hui par autant de lecteurs que les mariols susnommés, écrivez comme ils écriraient, eux. Pas les mariols, mais vos futurs lecteurs lambda – qui, d'ailleurs, auraient bien le droit de devenir écrivains si ça leur chante. Surtout, ne leur montrez jamais que vous pourriez vous exprimer mieux qu'eux. Ce serait
trop moche de leur donner des complexes !
Le but n'est plus d'ouvrir
des portes vers l'inconnu, de permettre aux gens de se promener dans
des jardins étrangers à leur décor quotidien. Il faut au contraire
s'exprimer comme le font leur belle-mère et leur facteur, afin
qu'ils puissent « s'identifier » à vos personnages.
Bien sûr, on peut écrire d'excellentes
histoires, fines, émouvantes, bien conduites, avec des personnages
attachants et une intrigue captivante, sans se préoccuper de style.
Aujourd'hui, les éditeurs vous le recommandent. Pire : vous
l'imposent ; j'en ai fait l'expérience.
Mais moi qui ai été élevée par un couple de
passionnés, libraires et critiques littéraires (et auteur en prime,
pour mon père), je ne peux m'empêcher d'espérer dans mes lectures
ce je ne sais quoi d'atypique, ces raccourcis percutants ou
spirituels que ma mère appelait « des fulgurances », ces
phrases élégantes, ciselées, qui chantent à nos oreilles, ce
regard différent et affûté sur le monde ; bref, tout ce qui
donne à un texte, en plus de ses autres qualités, une saveur sans
égale.
J'ignore si cette écriture était le fruit
d'un travail acharné chez les écrivains de talent que j'ai cités en exemple (ou chez n'importe quel autre auteur « à style »).
Je pense que c'est plutôt le résultat d'une fusion particulière avec
l'existence : un regard, une oreille différents, et la capacité
d'en traduire les perceptions sous une forme originale.
En tout cas, ce qui est certain, c'est que ces
écrits-là relèvent d'un monde à part, peut-être un monde en voie
de disparition – en France, en tout cas. Je trouve cela
bien dommage.
Voilà, mes amis. Quoi que vous pensiez de la question du style, excellent travail à toutes et à tous !