Je
m'étais promis de replonger dans l'écriture dès aujourd'hui. Hélas, rien n'est simple : entre une méchante rechute et mon voisin qui
danse la sarabande toute la nuit, séparé de ma chambre par un
plafond façon peau de tambour, je suis incapable de passer à
l'acte. Mes petits billets, ça vient tout seul, mais j'ai un mal de
chien avec mes premiers jets : il faudrait me pousser en salle
de travail à la pointe d'une baïonnette, tant l'accouchement ne va pas
de soi. Au départ, en tout cas… Vous êtes sûrement nombreux à
connaître ce problème.
Pour m'offrir un petit sursis,
je vidais une caisse de livres (beaucoup de mes trésors sont
encore en cartons, parfois depuis plus de trente ans), quand je suis tombée sur Minuit, de
Julien Green : un roman qui avait marqué mon adolescence.
Aussitôt, des fragments ont scintillé dans ma mémoire.
Pour
définir le roman, quoi de mieux que ces mots de Klaus
Mann (oui, le fils de Thomas, prix Nobel de littérature) :
« Depuis
le jour où j'ai la première fois ouvert un livre de cet écrivain
hautement singulier, je savais que ce poète me comblerait d'un
présent dont la substance et la suavité seraient telles qu'il
pourrait se comparer aux Hymnes de la nuit de Novalis ou au
Studenbuch de Rilke. Ce présent, ce fut Minuit, création poétique
d'une extraordinaire puissance et d'un charme fascinant où
s'accomplirent toutes les mystérieuses promesses du Voyageur sur la
terre. Le très singulier mélange de tradition narrative anglaise et
de romantisme allemand novalisien qui détermine l'atmosphère de
Green devient particulièrement efficace, particulièrement éclatant
dans Minuit. »
D'emblée,
je sais que cette description rebutera la plupart des lecteurs
d'aujourd'hui. On peut d'ailleurs constater, sur Babelio, que ce livre a déconcerté deux lectrices sur quatre…
Quant la littérature se borne à faire des histoires
Et
là, d'un coup, la lumière fut : j'ai compris pourquoi la
littérature d'aujourd'hui peine à me faire rêver, pourquoi elle a
perdu son pouvoir séducteur – au point que, si j'en avais le loisir, je
préférerais souvent redéguster de vieilles
lectures.
Je
découvre parfois une petite perle chez les indés (je suis en ce moment
dans l'une d'entre elles). Le reste du temps, édition et
autoédition, ex-æquo, ne me procurent aucun frisson. Pourquoi ? La
réponse m'apparaît enfin, disais-je, même si j'ai tourné autour dans plusieurs billets : la plupart du temps, les livres
auxquels j'ai affaire ne font que raconter.
Qu'ils
racontent l'amour ou de sombres affaires de
meurtres, il ne s'agit jamais que d'une histoire comme une autre. Seul le
scénario change, et l'habileté de l'auteur.
Or, tout cela, je l'ai déjà lu, vu, vécu ou côtoyé. Je n'ai pas
besoin qu'on m'informe, ni qu'on me fasse passer le temps : je ne m'ennuie pas à ce point. J'ai
envie qu'on me présente une autre vision du monde, originale,
décalée, onirique ; quelque chose qui me montre enfin sous
un jour intéressant ces choses vues et revues, et m'amène à les
envisager sous un autre angle, à m'étonner, à réfléchir.
Quant les auteurs se croient tenus d'être journalistes
Il semble malheureusement que les auteurs eux-mêmes se fassent un devoir de dépeindre
des histoires aussi « réelles », pragmatiques, dépoétisées que
possible.
Ils n'inventent pas, ne suggèrent pas davantage ; ils se font rapporteurs, presque au sens politique du terme. Une présentation scrupuleuse, mais trop souvent stérile.
Il n'y a rien de bien nouveau sous le soleil, aussi bien en matière d'amour qu'en matière de crimes – je cite les deux genres littéraires qui font couler le plus d'encre. Et trop d'auteurs nous livrent cette réalité déjà banale en la
présentant de la façon la plus :
– stéréotypée (romance),
– sordide (thriller),
– « vécue » (roman intimiste),
– crédible (polar, SF)…
Même la fantasy se fait
désespérément classique, tant elle revisite avec opinâtreté les
mêmes thèmes et éléments d'intrigue défrichés en tous sens par des générations d'écrivains.
Les auteurs racontent, donc. Avec le sérieux d'un journaliste tenu de relater les
faits tels qu'ils sont, sans fantaisie, ou si peu. J'en viens à me
demander dans quelle mesure le journalisme, précisément, dont les
injonctions en matière de style (toujours plus simple, plus
dépouillé) corrompent de façon si regrettable celui des novices, n'est pas allé jusqu'à corrompre leur vision du
métier d'auteur.
La réalité est faite pour être réinventée
Vous
me direz que j'exhorte moi-même les autoédités à se documenter
soigneusement, à ne pas accumuler les invraisemblances. Certes !
Parce que, justement, il faut se fonder sur une bonne connaissance de
la réalité, pouvoir la décrire sans fausses notes ni erreurs grossières, pour ensuite entraîner le lecteur dans sa réinterprétation personnelle sans le braquer d'entrée de jeu.
Le but final, véritable, c'est de transfigurer cette réalité en s'affranchissant des automatismes de pensée ; de présenter à nos lecteurs une vision
originale, novatrice ; de leur apporter quelque chose de
différent : un angle de réflexion intéressant, une autre dimension esthétique.
Mais en parcourant au moins huit livres sur dix, on a l'impression – même
lorsque les auteurs croient faire preuve d'originalité – d'avoir
déjà lu cela sous une forme presque identique.
Ces « créateurs »-là ne vont pas jusqu'au bout de leur démarche : ils ne créent
rien, n'innovent pas, ne font pas bouger les lignes ; ils ne
revisitent pas le réel en le faisant passer par le prisme d'une vision singulière ; ils n'en donnent, pour finir, aucune
réinterprétation.
Peut-être
est-ce en grande partie pour ne pas dérouter les lecteurs, terriblement formatés
pour la plupart. Anesthésiés par un mode de vie moderne qui,
avouons-le, tend à se rapprocher de l'élevage en batterie, beaucoup veulent vivre par procuration. Désormais, ce qu'ils appellent
rêver, c'est seulement parcourir des
tranches de vie étrangères, mais attention ! sans grandes surprises, en se cramponnant à la rampe. Un peu
comme les visiteurs des parcs d'attraction espèrent un frisson
facile, à la faveur d'expériences pas trop risquées ni
déconcertantes. Ou comme les touristes qui veulent
bien découvrir un pays inconnu, mais sans s'aventurer en dehors des hôtels et des circuits balisés.
Peut-être aussi est-ce parce que, victimes du même environnement, des mêmes
habitudes que leur lectorat, les auteurs ne savent plus s'extraire de la réalité pour la
sublimer, la transposer, en donner à voir des aspects peu communs,
plus frappants, plus utiles. Je dis bien utiles.
Rêver, c'est réaliser
Paulo Coelho – qui, décidément, n'en rate pas une – a concocté à la sueur de son front cette maxime de haute sagesse: « Le monde est de deux sortes : celui dont nous rêvons, et celui qui est réel. » Sans dec' ? dirait mon fils. Si, si, je vous jure, c'est dans Le Zahir.
Eh bien, en plus d'enfoncer des portes ouvertes, il se trompe, le Coelho. Lourdement. Parce qu'en vérité, c'est le rêve qui sécrète la réalité. Non, je ne suis pas solipsiste ! Je vous parle du pouvoir de changer le monde. Ce qui l'a fait tel qu'il est (pas top, je vous l'accorde, mais cela aurait pu être bien pire), ce sont des rêves devenus réalité.
Si quelque chose distingue l'Homme des animaux, c'est peut-être cela : le pouvoir de transformer ses rêves en réalité concrète. On parle beaucoup de réalité augmentée, ces temps-ci. Alors que l'enjeu, pour l'individu et l'humanité toute entière, ce serait la réalité améliorée – grâce aux ferments du rêve.
Si quelque chose distingue l'Homme des animaux, c'est peut-être cela : le pouvoir de transformer ses rêves en réalité concrète. On parle beaucoup de réalité augmentée, ces temps-ci. Alors que l'enjeu, pour l'individu et l'humanité toute entière, ce serait la réalité améliorée – grâce aux ferments du rêve.
La plus haute fonction du rêve n'est pas de distraire, mais
d'aider à se construire, pour, ensuite, construire ce sur quoi nous avons prise. Quand nous rêvons, notre
cerveau jongle en toute fantaisie avec des éléments qu'il réagence à
sa manière, laquelle n'est jamais fortuite ni anodine. En rêvant, on se réinvente, on s'adapte, des solutions se font jour, on
devient plus subtil et plus efficace. Le rêve nous apprend à mieux
vivre.
Lire, c'est entrevoir
La
lecture aussi devrait nous apprendre à mieux vivre. Elle a très
bien su le faire dans le passé. Pourquoi, aujourd'hui, est-elle
devenue un loisir au sens le plus banal du terme, une distraction ?
Non plus un bon repas qui nourrit l'imaginaire et la conscience, mais
un amas de calories vides (j'aime beaucoup cette analogie, si parlante) au goût flatteur, mais vite dissipé ?
J'ai
souvent cité l'affreuse revendication de certains lecteurs :
« on lit pour se vider la tête ». Comme le rêve, lire
devrait, au contraire, la remplir. Pas forcément de connaissances,
mais de visions nouvelles, de perspectives. En lisant, on ouvre quantité de portes dans notre conscience et l'on entrevoit, au-delà, tous les possibles. Enfin, on devrait.
Minuit est un exemple entre mille de littérature onirique. Au départ, il raconte une histoire comme une autre ; à la fin, il n'impose aucune conclusion. Cependant, la puissance de suggestion de son étrange univers suffit à faire souffler un vent qui nous soulève de terre, nous transporte vers des lieux inattendus, ensemence notre esprit d'un pétillement d'étincelles. Qui sait quel feu en jaillira ?
Choisir sa vocation, clairement et sans aigreur
Il faudrait cesser de confondre rêve et activité distrayante.
En littérature, le rêve passe par un style inventif, bondissant, tout sauf plat et stéréotypé – l'inverse des prescriptions actuelles, qui le voudraient minimaliste : sujet, verbe, complément, comme le citait avant-hier un auteur ! 😲
D'aucuns l'aimeraient dépouillé jusqu'à l'indigence, voilà la vérité. Pourquoi donc ? Pour ne pas rougir du leur ?
Se comparer aux grands écrivains de tous temps n'a pourtant rien d'humiliant. On sait que l'on n'a rien à voir avec un grand sportif, un grand chanteur d'opéra. Admettre la différence entre leur performance et la nôtre permet d'apprécier leur talent, de s'en inspirer si l'on souhaite progresser, et, au moins, de relativiser notre propre prestation quand on fait son jogging ou qu'on pousse la chansonnette sous sa douche.
Il faut savoir qui l'on est et qui l'on veut être. L'un des maux qui rongent la littérature de nos jours, qui provoquent la marginalisation du talent par une majorité activiste (j'y reviendrai dans un autre billet), c'est que tout le monde veut se proclamer écrivain sans établir de distinction entre raconter des histoires – je le répète, c'est un métier comme un autre, honorable et nécessaire – et s'efforcer de faire de l'art ; pas seulement au sens esthétique, mais au sens où l'on insuffle dans son œuvre un petit quelque chose en plus.
Le style, véhicule de la pensée
En littérature, le rêve passe par un style inventif, bondissant, tout sauf plat et stéréotypé – l'inverse des prescriptions actuelles, qui le voudraient minimaliste : sujet, verbe, complément, comme le citait avant-hier un auteur ! 😲
D'aucuns l'aimeraient dépouillé jusqu'à l'indigence, voilà la vérité. Pourquoi donc ? Pour ne pas rougir du leur ?
Se comparer aux grands écrivains de tous temps n'a pourtant rien d'humiliant. On sait que l'on n'a rien à voir avec un grand sportif, un grand chanteur d'opéra. Admettre la différence entre leur performance et la nôtre permet d'apprécier leur talent, de s'en inspirer si l'on souhaite progresser, et, au moins, de relativiser notre propre prestation quand on fait son jogging ou qu'on pousse la chansonnette sous sa douche.
Il faut savoir qui l'on est et qui l'on veut être. L'un des maux qui rongent la littérature de nos jours, qui provoquent la marginalisation du talent par une majorité activiste (j'y reviendrai dans un autre billet), c'est que tout le monde veut se proclamer écrivain sans établir de distinction entre raconter des histoires – je le répète, c'est un métier comme un autre, honorable et nécessaire – et s'efforcer de faire de l'art ; pas seulement au sens esthétique, mais au sens où l'on insuffle dans son œuvre un petit quelque chose en plus.
Le style, véhicule de la pensée
Sans doute les auteurs croient-ils, en banalisant leur style, se rendre plus accessibles. Certains, par vénalité. Beaucoup, dans l'espoir de faire ainsi passer au plus grand nombre les messages qu'ils ont à cœur de délivrer.
Mais on pense avec les mots dont on dispose, c'est une vérité ingrate et, pourtant, incontestable. Si nous nous astreignons à donner seulement à nos lecteurs les mots qu'ils possèdent déjà, bientôt nous en serons réduits, et eux avec, à nous contenter d'un vocabulaire de cinq cents mots. Ce jonglage de manchots, est-ce ce que nous voulons, ce que nous leur souhaitons ? Quels contenus nous permettra-t-il de faire passer ?
Un style élaboré, un vocabulaire riche, c'est comme un train avec de nombreux wagons. Plus on supprime de wagons, moins on transportera d'idées et plus elles peineront à atteindre leurs destinataires.
Une encre bleue comme une orange
Le rêve passe aussi, en littérature, par une transfiguration intelligente de la réalité banale. C'est dans cette encre-là que nous devons sans cesse nous retremper.
Tel Narcisse, le lecteur actuel se plaît à contempler son reflet sans les livres. Il se grandirait davantage en étant confronté à des héros atypiques, de ceux qui l'entraîneraient dans des sentiers inconnus, vers des décors et des pensées revivifiants.
Au
lieu de cela, trop d'auteurs rognent les ailes à leur plume, ou
inversement ! Et se cantonnent dans l'art convenu du récit, au lieu
de lâcher la bride de leur imagination et de s'adonner aux vraies
subtilités de l'art d'écrire : la réinterprétation. « La
Terre est bleue comme une orange »,
écrivait Éluard. C'est cela, être poète ou écrivain.
Le rêve, moteur d'une meilleure réalité
Nous
vivons dans un monde désenchanté, où, plus que jamais, l'être
humain est confronté à son impuissance. Ayant longtemps rêvé, il a trouvé
ses limites. Il sait désormais qu'il n'existe pas de système
politique salvateur, que le progrès scientifique n'établira pas le
bonheur sur Terre, que l'aventure individuelle n'est plus qu'un
concept étriqué. Il ne rêve plus, il tue le temps – et
lui-même, et la planète entière.
La
solution serait de recommencer à rêver, de créer d'autres visions,
d'autres schémas de pensée, pour aboutir à de nouveaux sursauts,
de nouvelles solutions, de nouvelles prises de conscience.
Au niveau collectif, solutions et prises de consciences ne sont actuellement que des
faux-semblants, des idées que l'on caresse d'une main complaisante sans cesser de procrastiner.
À l'échelon individuel, ce n'est guère mieux : vidés de toute énergie créatrice, nous nous
contentons de digérer une fausse quiétude, prisonniers de nos peaux
insatisfaites, de nos confortables ghettos plombés de stress et de
mal-être.
L'espace
nous manque déjà, et ce n'est qu'un début. L'espace physique, comme celui du rêve. L'être humain est fait pour voler, pour employer son
cerveau à s'extraire de la boue quotidienne et à se projeter dans
des projets, des inventions, des lendemains qui chantent. Sans rêves,
il est pire qu'un oiseau sans ailes : il devient vite un parasite affairé à
ses propres intérêts, « une moisissure qui prolifère à la
surface de la planète », comme me l'a dit un savant.
Vision pessimiste ? Plutôt lucide, je dirais. Et voir les choses en face constitue le meilleur point de départ pour les changer.
« Dessine-moi un auteur ». Pas un mouton.
Alors,
amis auteurs, amis lecteurs, ne nous contentons pas de vivre englués dans
la réalité, occupés à la retranscrire et à l'ingurgiter comme les
robots sans âme en lesquels on voudrait nous transformer.
Nous autres, auteurs indépendants, ne devenons pas par défaut des machines à produire de la littérature de type industriel, stéréotypée, sans contenus véritables. Ne nous faisons pas complices de cette gigantesque entreprise de lavage de cerveaux, si opportuniste et si lucrative. Empêchons qu'en formatant la lecture, l'on remplace peu à peu le rêve fertile par le loisir de masse.
Rêvons, transfigurons, recréons. Restons pleinement humains. Soyons des passeurs de rêve.
Bonne fin de weekend à toutes et à tous !