Voilà
longtemps que je voulais exprimer la respectueuse consternation que
m'inspire l'écriture inclusive.
J'ai
l'habitude, lorsque je m'adresse collectivement à un public mixte
sur facebook ou depuis mon blog, d'écrire « mes ami(e)s »
pour bien montrer que je n'exclus personne (pourquoi le ferais-je,
cela dit ?). De même, j'écris et écrirai toujours « bon
travail à toutes et à tous ».
Sur
les réseaux sociaux, la mode de l'écriture inclusive atteint de
telles proportions que ce qui se voulait un « signal
fort » anti-sexiste tourne au fanatisme et prête à sourire.
Du coup, considérant que mes petits ménagements deviennent
contre-productifs, je me suis mise à les employer moins fréquemment.
En
peu de temps, j'ai vu des personnes que j'estime se mettre avec zèle
à l'écriture inclusive, jusqu'à défigurer des textes qui avaient
pourtant mission de convaincre leur public. Les auteurs
masculins n'étaient pas en reste, soucieux de se monter solidaires
du combat pour l'égalité des femmes et de ne pas être épinglés
dans la catégorie haïssable des affreux machos.
De mon côté, je continuerai peut-être à écrire « mes ami(e)s », mais jamais je ne passerai à « mes ami.e.s », graphie que je trouve mécanique, déshumanisée, contraire à l'idée que je me fais d'une « inclusion » chaleureuse et tolérante.
Quel
est donc le principe fondateur de l'écriture inclusive ?
D'aucuns
considèrent comme sexiste l'emploi du masculin en tant que neutre,
par exemple dans « les passants », « les auteurs »,
« ils sont nombreux, ces hommes et ces femmes qui… »,
etc.
Depuis
des lustres, le masculin endosse le rôle du neutre. Cela ne me pose
aucun problème d'ordre éthique. Mais je parie que si, à l'inverse,
l'évolution de la langue avait amené le féminin à servir de
neutre, certaines n'auraient pas manqué de dénoncer là une
honteuse « neutralisation » de la fierté d'être femme…
Il
y a des raisons étymologiques en faveur du masculin-neutre. Il en
existe de plus poétiques. Je trouve que cet usage grammatical revêt
un petit air galant : le masculin s'efface, s'oublie pour servir de
neutre, comme les messieurs d'un autre temps s'effaçaient pour
ouvrir et tenir les portes aux dames.
Oui,
mes références peuvent paraître surranées. Inutile de sortir les
piques, amies féministes ! Je revendique ma satisfaction de recevoir des
attentions de ce genre. Je ne les considère nullement comme
sexistes. Et je ne vois pas en quoi le fait d'être ministre,
déménageur, chef d'entreprise ou encore parachutiste devrait
empêcher une femme de se comporter comme telle et d'attendre de pied ferme les égards qu'elle mérite. Non mais oh,
les gars, qui d'entre nous passe des heures en salle d'accouchement, à souffrir comme
une bête pour accomplir l'œuvre sacrée
qu'aucun homme ne voudrait assumer pour tout l'or du monde ?
La galanterie m'est due, disais-je, et la liberté de même. Vous dites ? jouer sur les deux tableaux ? Et comment donc ! Pourquoi pas, je vous le demande ? Quelques hommes considèrent peut-être cela comme déloyal, mais je n'en ai jamais entendu un seul proférer cette opinion mesquine. Sinon, je l'aurais invité à se faire père porteur, juste pour voir. Impossible ? Alors, convenons ensemble que les femmes devront être vénérées en tant que Déesse Mère pour encore quelques décennies, le temps que la science ait suffisamment progressé. Non, ce n'est pas négociable.
Plus sérieusement, amis de tous les genres, je vous invite à vous déterminer (ou pas) en consultant quelques articles.
Celui-ci résume l'aspect grammatico-étymologique de la question du genre et celui-là argumente contre l'écriture inclusive.
Aux curieux qui souhaiteraient aborder la question de
façon encore plus érudite, je recommande les brillantes réflexions
sur la langue française de Maxime Duranté, un jeune auteur qui ne mâche
pas ses mots et sait de quoi il parle.
Retour
à l'écriture inclusive. Pour peser les conséquences de cette
recommandation, qui part d'un bon sentiment pour (de mon humble point de vue) aboutir à une aberration, il n'est pas inopportun de la tester sur un texte
littéraire. Je sais qu'il n'est question de l'appliquer qu'aux textes officiels, mais étant donné que des auteurs indés commencent à s'y mettre dans leurs ouvrages, je trouve intéressant de voir ce que cela peut donner.
Prenons, par
exemple, un extrait de La Peste d'Albert Camus. Peut-être pas des plus coulants, mais porteur de sens, comme on les aime…
« Ils
éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et
de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à
rien. Ce passé même auquel ils réfléchissaient sans cesse n’avait
que le goût du regret. Ils auraient voulu, en effet, pouvoir lui
ajouter tout ce qu’ils déploraient de n’avoir pas fait quand ils
pouvaient encore le faire avec celui ou celle qu’ils
attendaient – de même qu’à toutes les circonstances,
même relativement heureuses, de leur vie de prisonniers, ils
mêlaient l’Absent, et ce qu’ils étaient alors ne pouvait les
satisfaire. Impatients de leur présent, ennemis de leur passé et
privés d’avenir, nous ressemblions bien ainsi à ceux que la
justice ou la haine humaines font vivre derrière les barreaux. »
Imaginez
le même extrait remanié selon les canons de l'écriture inclusive
(sauf erreur : avec une règle aussi complexe, je ne garantis pas mon
sans-faute).
« Ils·elles
éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tou·te·s les
prisonni·er·ère·s et de tou·te·s les exilé·e·s, qui est de
vivre avec une mémoire qui ne sert à rien. Ce passé même auquel
ils·elles réfléchissaient sans cesse n’avait que le goût du
regret. Ils·elles auraient voulu, en effet, pouvoir lui ajouter tout
ce qu’ils·elles déploraient de n’avoir pas fait quand ils·elles
pouvaient encore le faire avec celui ou celle qu’ils·elles
attendaient – de même qu’à toutes les circonstances,
même relativement heureu·x·ses, de leur vie de prisonniers,
ils·elles mêlaient l’Absent·e, et ce qu’ils·elles étaient
alors ne pouvait les satisfaire. Impatient·e·s de leur présent,
ennemi·e·s de leur passé et privé·e·s d’avenir, nous
ressemblions bien ainsi à ceux·celles que la justice ou la haine
humaines font vivre derrière les barreaux. »
Vous
avez survécu ? Ouf ! Moi, si j'essayais de déchiffrer pareille
purge, je décrocherais bien vite. Et si elle m'était imposée dans
tous les livres, je me résignerais, la mort dans l'âme, à
abandonner la lecture au profit du bobsleigh ou de la planche à
roulettes : là, au moins, ça glisse tout seul, même si on risque
davantage de se fracturer une guibolle.
La
démonstration ci-dessus me paraît assez éloquente. Précisons tout
de même que le « point médian » prescrit n'existe pas sur
nos claviers, et qu'il faut donc taper alt+0183. Eh oui : comme
toutes les modes, celle-ci suppose que ses adeptes ont du temps à
perdre. « Il n'y a pas de vertu sans effort », me
répliquera-t-on. Eh bien, je préfère exercer mes efforts en
d'autres matières. Par exemple, celle dont je traiterai dans un
prochain billet.
En résumé, quel est l'enjeu de l'écriture inclusive ?
Rétablir l'égalité
hommes-femmes en luttant contre la discrimination. Très bien. Bravo. J'adhère, les filles !
Comment
?
● La
féminisation des professions fut la première étape, ce qui nous
vaut, entre autres, l'emploi généralisé des disgracieux
« professeure » et « auteure ».
Personnellement, je passe mon tour.
● L'étape
suivante, c'est l'écriture inclusive décrite plus haut.
Sans
ironie aucune, j'oserai suggérer que cette avancée est insuffisante
: aussi compliquée soit-elle, elle ne tient pas compte des personnes
de sexe bivalent, fluctuant, indéterminé ou même
neutre – asexuel –, qui
méritent aussi d'être prises en considération. (On peut se familiariser avec cette question ici,
par exemple). Sans compter l'intéressante subdivision qu'établit
Martine Brasseur, de l'université Paris Descartes, entre personnes
de même sexe : dans cette étude,
la chercheuse explique que « la
remise en cause d’une conception binaire du genre introduit l’idée
qu’il existe plusieurs genres pour un même sexe. » Il faut
en tenir compte, vous êtes bien d'accord. Alors, on fait quoi ?
Tout
bien réfléchi, mieux vaudrait
créer de A à Z un néolangage cent pour cent adapté à la remarquable
diversité des genres.
● Le
stade ultime du projet porté par les défenseurs de l'écriture
inclusive consisterait à… attention les yeux, c'est du lourd :
remplacer systématiquement « Homme », le terme générique
avec majuscule (les premiers Hommes, les droits de l'Homme, etc), par
« humain ». Enfin, par « humain·e·s »…
Ah,
là, je me sens tout de suite beaucoup plus respectée en tant que
femme !
Plaisanterie
mise à part, à quoi riment ces aménagements qui rappellent, sur la
plan de la polémique, ceux des berges de Seine à Paris ?
On nous explique que le langage influe sur la pensée. Pas faux.
Mais
croit-on sérieusement que l'on obligera toute une société à
changer de logiciel en instaurant ce genre de contraintes – que
seront seuls à observer des militants convaincus de faire œuvre
utile et, à la rigueur, des personnes anxieuses d'afficher leur
bonne volonté ?
Pour
que le changement de graphie entraîne réellement un changement de
mentalités, il faudrait des décennies et, en parallèle,
des « incitations » au respect des femmes fortement
coercitives.
Sans
quoi, qu'est-ce qui empêcherait l'auteur d'un roman ainsi
rédigé :
« Les
éboueu·r·s sont déjà passé·e·s. Ils·elles ont réveillé les
habitant·e·s de la rue. Des passant·e·s saluent le·la
livreu·se·r du restaurant où arrivent déjà les serveu·se·r·s
ensommeillé·e·s. Etc. »,
d'être
un sale macho qui tabasse sa femme quand la vaisselle n'est pas bien
lavée ?
L'écriture
inclusive relève du vœu pieux, pas de la formule magique.
Avec
une détestable opinâtreté, la nature humaine se révèle
imperméable aux injonctions de la pensée positive. L'apparence,
l'image sociale, la conformité aux usages du moment sont une chose.
Le respect d'autrui en est une autre. Il ne s'impose pas, même si
l'on aimerait que ce soit possible. Tout ce qui peut être fait, sur
l'instant et à force de loi, c'est réprimer les transgressions. Sur
le long terme, le respect ne peut s'enraciner qu'à force
d'éducation.
Ne
craignons pas d'insister sur ce point : l'éducation, ce
n'est pas un ensemble de contraintes concoctées par des
intellectuels idéalistes ou des organisateurs tyranniques, mais un
lent et patient travail qui repose sur les parents et sur l'école.
Quand les premiers sont défaillants, c'est à la seconde d'enseigner
l'égalité, non par des règles stériles mais par des arguments
clairs, des démonstrations convaincantes et des exemples plus
parlants, c'est le cas de le dire, que l'exhortation abstraite
véhiculée par l'écriture inclusive.
Nous
ne parvenons déjà pas à obtenir qu'une génération entière de
bacheliers maîtrise suffisamment la langue, le calcul et autres
« acquis fondamentaux ». Croit-on vraiment que compliquer
les choses avec l'apprentissage de l'écriture inclusive améliorerait
la situation ?
Comment
ne pas conclure que nous sommes en présence d'une
mode – bienveillante mais vaine dans le meilleur des
cas ; pédante et clivante dans le pire ?
Je
me définis volontiers comme féministe, parce que je suis très
consciente de l'enjeu que représente pour les femmes l'égalité de
droits, et du fait que leur liberté et leur dignité sont bafouées
partout dans le monde. J'estime avoir fait à ce sujet, de par
la vie que j'ai menée, l'aide que j'ai apportée sur le terrain et
le contenu de mes écrits, davantage que bien des pasionarias qui
aimeraient imposer à tous l'écriture inclusive.
Il
est évident qu'hommes et femmes, quel que soit leur âge, leur
statut, leur orientation sexuelle ou leur perception d'eux-mêmes,
sont naturellement et devraient être légalement égaux. Ce
qui, en revanche, ne signifie pas qu'ils sont identiques ; mais
laissons de côté le débat sur le genre, pollué par trop de
considérations idéologico-politiques, là où il faudrait du bon
sens et de l'altruisme – valeurs en chute, quoi que l'on
prétende, en notre ère de consumérisme insensé et de chacun pour
soi.
La
solution à ce problème, comme à bien d'autres, ne résidera sans
doute pas dans des initiatives farfelues, mais dans une « boîte
à outils » qu'il serait bienvenu de remettre en vogue : la
lucidité, l'ouverture d'esprit, la tolérance (la vraie, fondée sur
l'empathie et non sur des déclarations de principe), le tout
structuré par un solide bagage culturel et conforté par le sens de
l'honneur. Attirail basique, mais en grande partie démodé, et aussi
rare qu'un cocotier sur la banquise.
Nous
vivons une étrange époque. On décrète à cor et à cri une
égalité purement fantasmée, et on laisse aller à vau-l'eau des
choses plus immédiates et essentielles. Y compris sur le chapitre de
l'égalité véritable, celle qui se vit tous les jours.
Chacun
voit midi à sa porte et je ne doute pas que les promoteurs de
l'écriture inclusive sont persuadés d'écrire l'Histoire. Je salue
leur intention, mais de mon côté, je préfère continuer à ramer
comme cela me semble véritablement utile, en compagnie des
autres forçats de mon espèce, quel que soit leur genre. Rien qu'en tant qu'auteurs, nous aurions matière à faire avancer les choses : comme promis, nous en reparlerons bientôt.
Voilà,
mes amis (sans inclusion, na !) : c'était mon petit coup de
gueule hebdomadaire. Bonne fin de weekend, et excellente lecture ou
écriture à toutes et à tous…
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