Chers amis auteurs, en attendant la republication du volume 5 d'Élie
et l'Apocalypse dans une version révisée et augmentée (j'espérais vous l'offrir pour
Noël, mais cette date sera malheureusement dépassée d'au moins une
semaine), je vous propose aujourd'hui un petit billet
pédagogique, comme au bon vieux temps. 😊 N'hésitez pas à partager si cela vous chante.
Ce n'est pas pour rien que, dans la plupart des
maisons d'édition, on commence la lecture d'un manuscrit en parcourant son début et sa fin. Bien souvent, l'expérience tourne
court dès ce stade. Car il s'agit là de l'alpha et l'omega de votre
histoire : sans ces deux pôles, la construction dans son
ensemble n'est ni solide, ni même pertinente.
Certes, le style entre en jeu, et je vous engage à
le soigner tout particulièrement dans ces passages stratégiques ;
mais le contenu compte aussi, car la structure même du roman doit à
tout prix être étayée par un début captivant et une fin conçue
avec soin.
Une fois ces bornes solidement plantées, ne
serait-ce que dans votre tête, vous n'aurez plus qu'à tisser la
toile narrative qui les reliera.
Certains auteurs préfèrent partir d'une vague
idée, ou au contraire d'un détail précis, et dériver au fil de
leur inspiration. Ce procédé n'est pas inintéressant dans un roman
littéraire, mais il faut s'en garder dans les genres injustement
dits « mineurs » : polar, thrillers, fantastique,
etc, où une chute bien articulée fait partie des plaisirs
escomptés par le lectorat.
Commençons par inventorier les « mauvaises
chutes », celles qui estropient irrémédiablement le
plus prometteur des ouvrages.
● La chute bâclée : elle
donne l'impression que l'auteur, las de son propre travail, a voulu
en finir quoi qu'il en coûte. Trop rapide, pas assez « pensée »,
souvent écrite à la va-vite, elle combine tous les défauts
possibles. À proscrire impérativement, même si vous n'en pouvez
plus ! Mieux vaut laisser dormir votre manuscrit, le temps de
retrouver l'envie de mûrir une issue convenable.
● La
chute illogique,
invraisemblable ou tarabiscotée est très frustrante pour un
lectorat un tant soit peu exigeant. Comme la précédente, elle donne
une impression de bâclage, aggravé d'un manque de respect pour
l'intelligence du lecteur.
● La
chute prévisible, beaucoup trop fréquente, est une
grande source de déception. L'un des plaisirs lorsqu'on lit de la
fiction, c'est d'être étonné, épaté si possible. Pour remplir votre mission :
• camouflez avec soin
vos intentions finales ;
• ne distillez les indices qu'à doses
subtiles ;
• truffez l'intrigue de vraies surprises et de
rebondissements ;
• enfin, veillez à ce que vos personnages
soient très nuancés plutôt que trop manichéens : ainsi, vous
laisserez planer jusqu'au bout des doutes et des incertitudes.
• Par-dessus tout, adaptez le précieux conseil de Sun Tzu en ne
sous-estimant jamais vos lecteurs.
● La chute « en queue de
poisson », brutale et parfois acrobatique, laisse le plus
souvent le lecteur insatisfait. L'auteur change brutalement la
direction de son intrigue, voire, le ton de son écriture,
pour dresser une conclusion rapide qui peut être très déroutante.
Cette audace est à déconseiller : elle risque de produire un
effet combiné de bâclage et d'invraisemblance. Pour le moins, elle
donne à penser que l'auteur ne savait pas clairement où il voulait
en venir. Au pire, elle suggère qu'il est sujet aux sautes d'humeur ou a pris son lectorat pour cobaye d'une expérience malencontreuse.
● La chute qui tire à la ligne. C'est exactement l'inverse : l'auteur n'en finit pas de conclure. Si vous ne savez pas encore où aller, décidez-vous. Si vous adorez vous épancher encore et encore, comme on s'écoute parler, forcez-vous à la concision ; vos romans y gagneront en dynamisme et en efficacité. Quoi qu'il en soit, n'abusez pas de la patience des lecteurs.
● La
« non-fin »,
ou absence de chute sous quelque forme que ce soit, est la plus
frustrante pour le lecteur : sans jeu de mots, il reste sur sa
faim. Le texte s'interrompt de façon abrupte ou, au contraire,
s'étire jusqu'à l'extinction sans aboutir à une conclusion dans
les règles. Même très soignée, cette option est à proscrire dans
les romans autres que purement littéraires, où elle demeure un pari
risqué ; la réserver au cadre d'une prose très intellectuelle, dont certains amateurs férus de pédanterie interpréteront sans doute ce procédé cavalier comme un pied-de-nez aux usages. Songez alors à bétonner la supercherie à chacune de vos apparitions publiques, via un style vestimentaire saugrenu et des manières insolentes. 😂
À présent, les chutes réussies :
● La
fin ouverte, à ne pas
confondre avec la non-fin. C'est l'auberge espagnole version
littérature : le lecteur y trouvera surtout ce qu'il aura
apporté lui-même. À loisir, il pourra imaginer la fin qui lui
convient… ou pas, s'il préfère les délicieuses tortures de l'incertitude. Cette
chute a l'avantage de l'impliquer, de stimuler sa propre créativité,
de le laisser trancher à son gré certaines situations, mais
pourrait désappointer celles et ceux qui se comportent en
spectateurs passifs.
● La
chute complètement bouclée. Celle-ci clôt l'intrigue en résolvant tous les problèmes ou énigmes en
suspens, et en veillant à ne pas laisser subsister trop de doutes ni de
questions. Elle constitue une conclusion très satisfaisante pour
l'esprit ; en général, elle comble les lecteurs et procure à
l'auteur un agréable sentiment de devoir accompli. Elle s'impose
dans les romans à suspense, comme les polars.
● La
chute en feu d'artifice :
c'est la même chose concernant les récits à plusieurs intrigues,
qui doivent toutes être bouclées à la fin du livre. Il vous faudra
un bon sens du rythme et de la narration pour mettre à feu chaque
élément de ce bouquet au moment optimal, sans nuire à aucun des
autres. Vous aurez besoin de plus de pages, voire de
chapitres, que pour une chute à un seul coup. Attention à bien hiérarchiser les différentes conclusions pour produire un effet crescendo
qui soutiendra l'intérêt du lecteur et s'achèvera en point
d'orgue.
● La chute annoncée rappelle à première vue la chute prévisible ; elle n'a pourtant rien à voir. En l'occurrence, on ne prétend pas surprendre le lecteur avec la chute elle-même, mais lui faire apprécier le chemin parcouru.
Il y a deux façons de traiter l'affaire.
• La première, et la plus banale, consiste à présenter l'histoire de telle sorte que l'issue apparaisse comme inéluctable : l'attention des lecteurs se porte alors exclusivement sur la progression vers ce point final.
• La seconde, plus raffinée, consiste à commencer par exposer la fin, puis à opérer un flash back pour expliquer comment on en est arrivé là. Il peut ne s'agir au départ que d'une fin partielle ; on ajoute alors en dernière minute une conclusion ultime plus ou moins inattendue (procédé très employé dans les films et les séries : voir par exemple Damages).
Quelle que soit l'approche choisie, il est crucial que tout le voyage soit extrêmement bien ficelé, car c'est sur son ensemble, et non sur le choc des dernières pages, que le lecteur fondera son jugement.
● La
chute cyclique, façon « éternel retour »,
ramène l'intrigue à son point de départ ou introduit une forme de
recommencement. Conduit avec maîtrise, ce choix très tactique peut procurer
une belle impression de profondeur, de logique intrinsèque. Il
convient aux sagas familiales, aux drames, parfois aux romances teintées de nostalgie.
● La
chute panoramique :
l'histoire s'achève par un vaste balayage de la situation et des principaux personnages. Comme la précédente, cette chute donne de la
perspective, un sentiment de logique et d'accomplissement, tout en
faisant souffler le vent du large. Attention à ce que l'exercice ne
tourne pas à l'inventaire ! Les différents éléments devront
être, soit imbriqués en cascade comme dans la chute en feu
d'artifice, soit présentés comme un tableau d'ensemble. Justesse et
légèreté d'écriture s'imposent.
● La
chute dite cliffhanger
(« pendu au bord de la falaise »). Plus ou moins dramatique, elle abandonne le
ou les héros dans une situation d'insoutenable suspense. En dehors des fins de chapitres ou de parties, cette issue haletante est à réserver aux romans en plusieurs
volumes. Elle implique que l'on publie la suite sans trop tarder, sous
peine de provoquer chez vos lecteurs une telle frustration que cela pourrait vous exposer à des représailles. 😁
● La
chute à pic, ou chute « coup de poing »:
elle a pour but d'estomaquer le lecteur, de lui couper le souffle. Il
est indispensable d'avoir ménagé la surprise avec un maximum d'adresse, et de clore
l'intrigue de façon aussi brève que percutante. Convient très bien aux
thrillers et aux nouvelles.
● La
chute virtuose :
malicieuse et parfaitement préparée, elle se veut bluffante tout en étant réglée comme une horloge. L'auteur nous aura menés en bateau de bout
en bout : on se dit après coup « mais bien sûr !… »
À la relecture, le lecteur se plaît à relever les détails
glissés avec astuce pour l'égarer ou pour faire avancer l'intrigue
sans en avoir l'air. Le plus souvent, il s'agit aussi d'une fin bouclée, et le polar représente l'exemple-type de cette
formule.
● Comment
finir sans mentionner les romans à choix
multiples,
qui proposent aux lecteurs
plusieurs scénarios ?
Dans les formes classiques de
publication : livre imprimé ou ebook ordinaire,
les différentes chutes (deux, le plus souvent) sont présentées à
la suite, comme dans ma nouvelle À
cause d'une chanson.
Il y
a aussi les livres-jeux du genre « livre dont vous êtes le
héros », précurseurs du jeu de rôles papier.
Une formule encore
plus immersive incarne, à mon humble avis, tout ou partie de
l'avenir de la littérature : publiés sur des supports permettant une totale interactivité (CD-ROM ou web), ces
arborescences narratives impliquent le lecteur de bout en bout et lui
offrent d'innombrables possibilités, parfois follement novatrices,
de vivre et de conclure l'histoire. Voir, par exemple, cet article.
En
conclusion :
Le début d'une
œuvre de fiction est généralement travaillé avec amour ; en
revanche, il n'est pas rare que sa fin pèche plus ou moins
gravement. Parmi toutes les causes possibles, la fatigue et le
découragement sont fréquents… mais faciles à éviter avec de
bonnes résolutions.
● Repoussez la tentation des chutes trop faciles : donnez-vous un
peu de mal et faites preuve d'originalité.
● Ne vous payez jamais la tête des lecteurs en poussant très haut le feu d'une intrigue prometteuse, pour ensuite la faire avorter misérablement.
● Les
« dead line » (dates limites) sont à proscrire en
matière d'écriture. Il est important de travailler quand on est en
forme, l'esprit clair, sans impatience ni nécessité d'en finir.
● Prenez
tout votre temps pour consolider votre intrigue de bout en bout avant
de devoir la conclure. Vérifiez sa vraisemblance et la manière dont elle est traitée au fil de votre histoire : bien-fondé, cohérence, habileté…
● Si vous
perdez la foi en cours de route, oubliez quelque temps votre
manuscrit ; vous aurez de grandes chances d'y revenir empli
d'une fougue renouvelée et d'idées toutes fraîches.
● Dans le
pire des cas, renoncez plutôt que de bâcler.
● Soumettez toujours votre travail à des bêta-lecteurs expérimentés, et n'hésitez pas
à le remettre intégralement à plat s'ils émettent des critiques majeures.
● N'oubliez
jamais qu'a priori, vous ne visez pas votre plaisir personnel, mais celui de vos futurs lecteurs.
Des élucubrations qui vous
emplissent d'orgueil, des fantaisies qui vous font pouffer tout seul ne « parleront » peut-être pas du tout à d'autres que
vous-même.
Si vous y tenez mordicus, mais que les bêta-lecteurs persistent à vous
mettre en garde, envisagez sérieusement de ne pas publier. Écrire
pour soi est un hobby plaisant, alors pourquoi ne pas l'envisager,
après tout ? Vous serez affranchi de toute obligation envers un lectorat qui ne partagerait pas vos vues.
En revanche, s'obstiner à passer en force constitue une
faute que l'on paiera au prix fort, en encaissant des critiques
d'autant plus blessantes qu'elles seront, somme toutes, méritées.
N'en déplaise aux génies autoproclamés, écrire est davantage un métier qu'un art… Restons humbles et gardons-nous de prétendre, au nom d'un talent présumé, imposer aux lecteurs des prouesses indigestes.
Excellent travail d'écriture à toutes et à tous ! Merci de m'avoir lue. Je vous souhaite d'heureuses fêtes. 💝